Un restaurant qui ferme, ce n'est pas forcément une histoire digne d'être racontée. Une légende qui s'estompe, cela mérite toutefois quelques lignes.
Ce restaurant légendaire qui va fermer à la fin du mois se situe à New York, dans une petite rue, au sud-ouest de Manhattan. Pendant 23 ans, un néon discret a affiché en vitrine un simple prénom : "Florent". C'était l'adresse, c'était la destination. Au début, il fallait être initié. C'était introuvable. Les chauffeurs de taxi se perdaient dans les méandres de "downtown".
Et puis "Florent" s'est imposé comme une évidence. Florent était culotté de s'installer dans ce rade sans identité, un "diner" décoré au Formica, fréquenté à l'origine par le petit peuple du marché à la viande de New York. Le lieu était environné par des bouges incertains, des femmes faciles et monnayables et par les meilleurs clubs SM de la ville.
L'adresse, c'était 69 Gansevoort Street, juste en dessous de la 14ème rue qui marque à Manhattan le début d'un nouveau territoire. Au dessus de la 14ème rue, tout est réglé au cordeau : les rues et les avenues correspondent à leur nomenclature. Le quadrillage rassurant est conforme. En dessous de la 14ème rue, tout devient confus. C'est là, précisément, que "Florent" s'est installé.
Florent est français. J'ai toujours pensé que Florent a été et reste le meilleur ambassadeur de France aux Etats-Unis. Dans toute l'Amérique du Nord, où pouvait-on trouver du boudin noir, accompagné de très bonnes frites ? Seulement chez "Florent", sauf erreur.
Mais, chez "Florent", il y avait beaucoup plus que la bouffe, car la bouffe, certes convenable, n'était pas l'attrait principal. C'était un climat, un lieu, une oasis. Comment vous expliquer ce que "Florent" a incarné ?
Ces derniers jours, la presse américaine a tenté de cerner le phénomène : grand article élogieux dans "The New York Times" et plusieurs pages illustrées dans "New York Magazine". L'Agence France Presse, sur ce sujet, a très bien travaillé. Voici la dépêche diffusée hier :
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Fermeture de "Florent", restaurant symbole de la transgression new-yorkaise
Par Paola MESSANA
NEW YORK, 31 mai 2008 (AFP) - Symbole de la transgression new-yorkaise, le restaurant "Florent" ferme fin juin parce que le Meatpacking District, le quartier des boucheries qu'il a contribué à lancer il y a 23 ans, est devenu inabordable et encombré de jeunes milliardaires au volant de 4x4.
Au 69 rue Gansevoort, entre la 12e et la 13e rue, au sud-ouest de Manhattan, l'ambiance n'a pas changé: la peinture du "L" sur la vitrine est effacée mais le néon rose est toujours là, et à l'intérieur, la décoration mi-bistrot parisien mi cafétéria américaine est immuable, avec ses petites tables en formica, sa banquette en skaï rouge et son comptoir derrière lequel s'affairent des serveurs plus souvent acteurs ou peintres que professionnels de la restauration.
Mais les signes de la fin prochaine sont partout, sur les ardoises où on indique à la craie comment se procurer carafes et toiles cirées sur le site d'enchères e-bay, ou sur les panneaux qui annoncent les cinq soirées à thème qui vont marquer les "étapes de la perte" du 1er au 29 juin, le jour de la fermeture coïncidant avec la prochaine parade de la "Gay Pride".
Les soirées costumées à thème sont une des marques de fabrique de l'établissement, et Florent Morellet avoue volontiers qu'il préfère qu'on l'appelle "la reine" que "le maire" du quartier.
"On était la lumière dans un quartier sombre, on est devenu un point sombre dans le quartier de la lumière", résume dans une interview à l'AFP le restaurateur, qui aura 55 ans le 23 juin et se dit "un Américain né en France par erreur géographique".
"Au début je payais un loyer d'un peu plus de 1.000 dollars par mois, actuellement je paye 6.000 dollars, maintenant la propriétaire en demande 30.000 par mois", raconte-t-il. "Je ne regrette pas de partir, on ne peut pas regretter quelque chose d'impossible", ajoute-t-il.
Dans la salle du restaurant, où l'on sert moules-frites, boudin noir et bière à une faune hétéroclite d'étudiants, d'artistes, de célébrités comme le styliste Calvin Klein, le chanteur Lou Reed, ou la chanteuse Amy Winehouse lors d'un passage à New York, quelques objets culte ont déjà disparu.
Il s'agit notamment d'une petite carte du Liechtenstein, qui servait à indiquer la place où s'asseyait de son vivant le peintre Roy Lichtenstein, que Florent Morellet a décrochée "pour la sauver de la kleptomanie" et d'objets dont les fanatiques ont commencé à s'emparer après l'annonce de la fermeture, les menus notamment.
"Ce quartier me plaisait il y a 23 ans, le restaurant était fréquenté par un mélange de bouchers, de prostituées. Il a été très vite à la mode parce qu'à New York, dès que tu dis que c'est dans un coupe-gorge, ils foncent", se souvient-il.
"Le gratin aventureux, excentrique et curieux est venu tout de suite. Mais la nostalgie est trompeuse, nous avons connu des années difficiles, l'épidémie de crack surtout vers 89-90, on devait organiser des patrouilles avec les Guardian Angels (milice de volontaires créée à New York en 1979) pour chasser les dealers et empêcher les gens de se défoncer dans la rue", rappelle-t-il.
Tout a changé aujourd'hui dans ce quartier où les crochets des bouchers ont pratiquement disparu et qui est devenu le dernier endroit à la mode, avec des restaurants comme le Spice Market du chef étoilé Jean-Georges Vongerichten, les boutiques de Stella McCartney ou de Diane von Furstenberg, la terrasse de l'hôtel Gansevoort fréquentée par mannequins et banquiers d'affaires, et la piscine sur le toit du club "SoHo", immortalisée dans le feuilleton télévisé "Sex and the city".
"L'âme de New York est dans le changement et pas dans la nostalgie", conclut sans regret cet infatigable défenseur des droits des homosexuels, lui-même séropositif depuis 1987, militant de la préservation historique du quartier et militant pacifiste, qui s'apprête à raconter son aventure dans un livre.
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Moi qui vous parle ou plutôt qui vous écris, j'ai déjeuné ou dîné chez "Florent" des centaines de fois pendant ma décennie à New York.
C'est mon Amérique à moi. "Florent" qui ferme, c'est mon petit "11 septembre" personnel. Avec mon pote et collègue Frédéric F., on a tellement souvent déjeuné à côté de Roy Lichtenstein. Il était toujours à la table du fond, entouré de ses disciples, le plus souvent de jeunes et jolies filles. Son atelier de peintre était juste à côté. Pendant des années et des années, j'ai vu plusieurs fois par semaine Roy Lichtenstein chez "Florent". Je l'ai vu déjeuner à trois tables de moi une semaine avant sa mort. Ce souvenir ne me quitte pas quand, dans un grand musée n'importe où dans le monde, je vois une toile de Roy Lichtenstein.
Mais "Florent", ce n'était pas (j'en parle déjà au passé) que du "name-dropping" (littéralement : lâchage de noms de célébrités). J'ai vu des stars, des vedettes, des personnalités chez "Florent". Des quantités. J'ai vu par exemple, chez "Florent", un chanteur français prénommé Johnny ivre mort un 14 juillet. Mais ce n'est pas ce que je regrette le plus.
Ce que je regrette, c'est qu'on ne pourra bientôt plus dire à New York, un soir de neige ou de canicule, on ne pourra plus dire : "où va-t-on ? on va chez 'Florent' !" C'est un truc essentiel qui nous est enlevé, par le fric, par l'évolution de la société, par le temps qui passe. Parce que les jours où l'on cherchait un endroit simple et chaleureux pour se retrouver, on allait chez "Florent". Il y a la chanson de Delpech qui est dans le même esprit : "Chez Laurette".
Je suis un veinard. Florent Morellet (Mister "Florent") m'a fait un joli cadeau. L'été dernier, j'étais à New York. Nous avons dîné en tête-à-tête, dehors, sur le trottoir de son restaurant. Il m'avait alors confié qu'il devrait probablement quitter les lieux dans les prochains mois. Ce fut pour moi une douche froide dans cette soirée où la température ambiante frôlait les 30 degrés. Mais j'ai passé une soirée avec Florent, celui qui a tant compté -sans le savoir forcément- dans mon long séjour à New York.
"Florent" ferme. Je n'irai pas à l'enterrement. Je préfère conserver les images vivantes d'un lieu minuscule et néanmoins essentiel.
4 commentaires:
Pour l'ambiance, je ne peux rien pour toi. Tu sais, mon sejour a Paris m'a fait un peu le meme effet, nos "cantines" ferment les unes apres les autres. Par contre, le boudin noir, on t'en offrira lors de ta venue a San Francisco, avec du celeri remoulade et autres plaisirs francais, dans une ambiance pas tout aussi amicale, mais sympa quand meme
J'ai l'impression d'avoir déjà lu ce texte. Il y a quelques mois, peut-être ?
Tristoune.
Plus près de chez nous, le Bilboquet...
Nuit belle et historique, je suis assez heureux qu'après tes leçons de 2004, je ne me suis pas trompé, le 31 mai 2007, où j'ai dit que ce serait ces deux-là :)
.....василий читал....
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