«Flatttery will get you everywhere». La flatterie mène à tout. C'est ainsi que débute l'article du «New York Times» qui rend compte du palmarès de la cérémonie des Oscars à Los Angeles. C'est parce qu'il flatte habilement Hollywood que «The Artist» a raflé les récompenses américaines les plus convoitées. Le film avait certes déjà été distingué par d'autres jurys étrangers. Mais pour triompher dans la Mecque du cinéma, il fallait séduire les jurés en leur disant tout simplement : «Je vous aime».
«The Artist» a conquis les professionnels américains parce que c'est un film à la gloire d'Hollywood, un hommage aux origines, à l'époque très formatée des studios tout puissants. Ce système est aujourd'hui totalement éclaté. Il y a une trentaine d'années, le cinéma dit «indépendant» (aujourd'hui en déshérence) avait mis en pièces ce fonctionnement confortable dont les jurés des Oscars, attachés à un mythique «âge d'or», ont un certaine nostalgie.
Cette année, 5783 professionnels au total avaient le droit de voter. Chaque corporation vote pour ses homologues (les acteurs pour les acteurs, par exemple). Ce vaste jury est vieillissant : moyenne d'âge de 62 ans. Les hommes sont surreprésentés par rapport aux femmes et les votants issus des minorités (noirs, hispaniques, etc.) sont rares. C'est un panel généralement conservateur sur le plan artistique et esthétique. Il privilégie toujours les films «mainstream» au dépens des œuvres novatrices ou dérangeantes. Certes, «The Artist» sort de l'ordinaire dans la forme (un film muet en noir et blanc) mais son scénario est d'un grand classicisme. En outre, le film évite totalement les sujets qui fâchent : la politique, l'économie, le social. C'est rassurant.
«The Artist» est un film français mais son scénario n'a pratiquement aucune référence à la France. C'est un avantage considérable. Il est entièrement tourné en Californie, avec beaucoup d'acteurs américains ou anglo-saxons et des équipes techniques américaines. Tout cela compte beaucoup car le jury des Oscars est composé de professionnels américains. Ils votent de préférence pour leur pairs. «The Artist» est aussi un film qui ne parle pas, et surtout pas le français. Tout pour plaire. C'est du «made in France» largement délocalisé.
Le film a eu l'immense avantage d'être fortement soutenu par Harvey Weinstein, potentat américain du 7ème art, dont la machine à gagner les Oscars est redoutable. C'est lui qui a organisé l'intense tournée promotionnelle dans les médias américains à laquelle Jean Dujardin s'est si bien prêté. Si Harvey Weinstein avait défendu un autre film, «The Artist» n'aurait eu que des miettes et n'aurait sans doute pas été sélectionné. Car la grosse artillerie Weinstein fonctionne dès les premiers stades de la compétition.
«The Artist» est un bon film, largement au dessus du niveau moyen de la production française. Il tranche sur le tout venant tricolore : comédies navrantes, tourments des bobos, histoires policières vaseuses. Mais est-il pour autant le meilleur film de l'année dans le monde ? On peut vraiment se poser la question.
Les compétitions organisées au Royaune Uni, en Espagne et en France ont choisi sans hésiter «The Artist». Il n'y avait sans doute pas, dans la production européenne, un film plus rassembleur.
Du côté des Etats-Unis, les récompenses accordées à «The Artist» par les Golden Globes et les Oscars démontrent davantage le recul quantitatif et qualitatif de la production américaine. On peux dire que «The Artist» a été couronné par défaut.
La crise frappe le cinéma outre-atlantique. On y tourne moins de films, la fréquentation des salles a subi une forte chute. Les recettes sont au plus bas depuis 1995. La production américaine est beaucoup moins audacieuse et diversifiée que par le passé. Ce qui permet encore à cette industrie de fonctionner, ce sont les films d'action ou les comédies potaches pour adolescents. Ces produits standardisés ont vocation à être distribués sans difficulté dans le monde entier. Business is business. Il y a forcément un nivellement par le bas. Hollywood use jusqu'à la corde les vieilles recettes : les remakes et les suites («Ghost Rider 2», «Voyage au centre de la terre 2 », etc.)
Il reste peu de place, peu d'argent et peu de spectateurs pour des films plus exigeants ou plus originaux. C'est ainsi que «Tree of Life» (Palme d'Or à Cannes en 2011) de Terrence Malick a fait un flop au box-office américain. C'est un film magnifique mais difficile d'accès. Le travail de Malick (nominé cette année dans la catégorie des réalisateurs aux Oscars) est exceptionnel, comme pour chacun de ses films. Les Oscars ont préféré récompenser le Français Michel Hazanavicius (réalisateur de «The Artist»). Malick est pourtant un auteur majeur dont l'inventivité et le talent sont bien supérieurs à ceux du Français. Mais Malick n'entre pas dans le moule des Oscars. Et comment juger la splendeur picturale de «Tree of life» en regardant un DVD sur un écran de télé ? Les jurés des Oscars ne vont pratiquement plus au cinéma. En majorité, ils jugent les films en les voyant chez eux grâce aux DVD distribués par les organisateurs. Cela change totalement la perception.
On peut aussi regretter l'absence dans la compétition de «Drive», le remarquable film américain du danois Nicolas Winding Refn. Un marketing idiot a présenté ce film comme une énième course poursuite de bagnoles dans Los Angeles. C'est en réalité une œuvre complexe, très lente et perturbante. L'acteur principal, Ryan Gosling, propose une interprétation intériorisée, glaciale et quasi mutique. Le film n'a pas été sélectionné par les Oscars. C'est un oubli regrettable.
Dernier exemple : «The Descendants» d'Alexander Payne, avec George Clooney. Le film a connu un certain succès aux Etats-Unis. C'est un film accessible, l'un des rares de la compétition à se situer dans l'époque contemporaine, pas dans une époque révolue. Mais c'est une histoire décalée : le portrait d'une famille déboussolée dans le décor faussement paradisiaque d'Hawaï. Clooney est à contre-emploi : il joue un mari trompé qui perd ses certitudes. Il livre sans doute la meilleure performance de sa déjà longue carrière. Mais les Oscars lui ont préféré Jean Dujardin, tout à fait honorable, mais qui défend un rôle plus facile et, surtout, plus positif. L'Académie du cinéma américain redoute les prises de tête. Si Clooney avait été l'acteur principal de «The Artist» (on peut l'imaginer sans peine), il aurait décroché l'Oscar.
Ce sont ces éléments qu'il faut prendre en compte pour évaluer les 5 Oscars de «The Artist». Ne boudons pas notre plaisir. Réjouissons-nous de la reconnaissance internationale accordée à une production française. Ce n'est pas si fréquent. Mais cette année, plus encore que l'habitude, les jurés pantouflards des Oscars ont choisi la sécurité et se sont tournés vers le passé. Old is gold.