Il était une fois un petit pays européen (0,4% de la superficie terrestre, 0,9% de la population mondiale) qui se lamentait de son influence perdue et de sa gloire évanouie. Une principauté morose où le chômage massif stagnait et où les usines fermaient chaque jour, en dépit des rodomontades d'un ministre vibrionnant.
Dans ce confetti déconfit, les résistances étaient nombreuses : du chauffeur de taxi au saltimbanque intermittent, chacun s'accrochait à son petit statut personnel. Des syndicats vermoulus et sans représentativité défendaient avec l'énergie du désespoir des avantages acquis au temps ancien de la prospérité.
Dans ce territoire minuscule, on se rengorgeait de son exception culturelle et de la vitalité de son cinéma subventionné, cinéma qui n'occupait pourtant que 3% du marché mondial. On portait aux nues la langue nationale, idiome complexe que peu d'habitants pratiquaient correctement.
Cette étrange contrée avait été dirigée au fil des décennies par des personnages bizarres : un vieux général grandiloquent, un banquier cultivé qui finit boursouflé, un faux aristocrate auvergnat, un florentin jadis décoré de la Francisque, un paresseux amateur de tête de veau, un zébulon à talonnettes et, plus récemment, un indécis adepte de synthèse molle et de scooter nocturne.
Cet enclos déclinant était entouré d'un espace beaucoup plus grand, conglomérat des nations environnantes. Le tout s'était, tant bien que mal, organisé pour discuter et, parfois, décider ensemble. Le petit réduit, objet de ce billet, se joignait aux pourparlers, souvent à reculons. Il faut dire que ce pow-wow de voisinage était englué dans la bureaucratie et les réglementations incongrues.
Cette confuse assemblée continentale, à défaut d'avoir ramené partout la prospérité, avait éloigné les guerres. Le secteur en avait connu presque tous les trente ans, aucune en 70 ans, sauf en périphérie balkanique.
Un jour, comme cela se produisait régulièrement, il fallut élire des représentants pour cette assemblée continentale. La populace du pays croupion ne goûtait guère ce genre de scrutin. Il est vrai que les gazettes locales, fainéantes et pressées, dénigraient à qui mieux mieux les institutions continentales, accusées de gabegie et de pillage de souveraineté.
Notre principauté vacillante était à cette époque livrée à l'incompétence d'un parti vagissant, soutenu hostilement par une secte verdissante d'écolos chagrins. Il y avait aussi, dans un recoin, les ruines d'un parti ex-stalinien surmontées par un Tartarin énervé et vociférant. En face, une opposition bringuebalante se débattait dans des magouilles inavouables et une guerre des chefs assommante.
Et puis, prospérant dans les odeurs malsaines de ce piètre marigot, on distinguait de mieux en mieux une blonde, fille de borgne. Elle avait de l'abattage, comme la cantinière d'une gargote qui commence à faire salle comble. Le menu était court et facile à comprendre : cuisine locale, pas de spécialités venues d'ailleurs, vinasse, café et l'addition.
La formule se mit à plaire. Le plat du jour était tous les jours le même : "fricassée d'immigré". Ça partait comme des petits pains. Même si la réalité était fracassée : le petit pays rabougri était parmi ceux qui accueillaient le moins de ces étrangers honnis. Mais la blonde fille de borgne n'était pas là pour dire la vérité. Elle était là pour vendre les plats du jour.
Et un récent dimanche, la fricassée d'immigré se vendit de manière inespérée. Au point de surpasser la recette des auberges classiques, celle du gâte-sauce ramolli en charge du pays et l'autre, tenue par les marmitons rivaux de l'équipe précédente.
La fille du borgne exulta. Le rondouillard chef officiel du pays, tétanisé, emmuré dans son palais déserté, fit la seule chose en son pouvoir : il convoqua une "réunion d'urgence".
"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')
lundi 26 mai 2014
jeudi 8 mai 2014
Le vieillard amoureux du 'Bon café' (fable tamoule)
C'est un petit bistrot du Xème arrondissement, à la façade rouge, à l'entrée du boulevard Saint-Martin, tout près de la place de la République. Il est en face de chez moi. J'y ai mes habitudes. Il s'appelle "Au bon café" et c'est justifié. C'est un café bien de chez nous. Mieux que de chez nous, en réalité, car il est tenu par des Tamouls. La conquête de ce lieu "de souche" (comme disent certains) par des représentants de ce peuple opprimé du Sri-Lanka s'est faite progressivement, à force de travail et de compétence.
Un jour que j'y déjeunais, on m'apporta, faveur accordée à un bon client, un sorbet de belle apparence. Il se révéla en outre exquis. Je dis benoîtement au Tamoul qui me l'avait offert : "C'est digne de Berthillon !" Je faisais référence au célèbre glacier où les touristes se pressent dans l'île Saint-Louis (sauf l'été car c'est fermé, selon les bonnes traditions françaises). Le Tamoul afficha un large sourire et me confia qu'il avait travaillé comme commis chez Berthillon pendant plusieurs années. C'était son premier emploi. Il venait de débarquer de son île lointaine de l'Océan Indien avec son petit baluchon, sans parler un mot de français. Confiné à des tâches subalternes, il avait néanmoins observé le travail des maîtres-glaciers, au point de les égaler. Il avait ensuite rejoint des compatriotes entreprenants pour s'emparer du "Bon café" du boulevard Saint-Martin.
Dans ce troquet modeste, la cuisine est bon marché, soignée, dans les traditions françaises avec une touche bienvenue de piment d'Asie du Sud. Une fois par semaine, des inconscients enhardis par quelques bières rivalisent dans d'improbables karaokés que je fuis prudemment.
Lorsque je déjeunais tardivement au "Bon café" presque tous les jours à une époque désormais révolue de ma vie, j'y croisais un vieil homme qui arrivait invariablement vers 14h. Il avait environ 90 ans. Rabougri, maigre et mal rasé, il s'avançait à petits pas vers le café, plié en deux sur une canne, portant -été comme hiver- un manteau beige élimé et une casquette en velours de la même couleur et dans le même état.
Le vieillard solitaire s'asseyait toujours à la même table, légèrement en retrait de la porte, avec une vision circulaire sur l'endroit. Il commandait un café ("et un verre d'eau !") sur un ton comminatoire. Il s'impatientait et pestait quand le Tamoul de service, pourtant attentionné, tardait à satisfaire sa commande.
Il restait là une petite heure, scrutant les lieux, les autres clients et le boulevard à travers la devanture, avec le regard acéré d'un oiseau de proie. Puis il repartait péniblement vers le métro. Il habitait très loin, dans un gourbi d'une banlieue excentrée, dernier refuge de sa vieillesse et de sa maigre pension.
Les Tamouls que j'interrogeais à propos de ce personnage me racontèrent qu'il habitait jadis dans un appartement en face du café, sur le boulevard Saint-Martin, au dessus du magasin de farces et attrapes qui existe toujours sous l'enseigne "Le clown de la République", appellation qui conviendrait à bon nombre de nos politiciens.
Le vieux bonhomme n'était guère sympathique. J'avais à quelques reprises engagé la conversation avec lui. Il était distant et peu disert. Il m'avait néanmoins raconté la libération de Paris en août 1944. Il avait vécu cela, ici, dans le quartier de la place de la République. Cet endroit fut l'un des derniers bastions allemands. Les SS, réfugiés dans ce qui est désormais une caserne de la garde républicaine, canardaient copieusement le voisinage avec des mitrailleuses nichées sur les toits du bâtiment.
Il suffit aujourd'hui de serpenter les environs pour voir, à chaque coin de rue, une plaque à la mémoire d'un Parisien abattu alors que De Gaulle paradait déjà sur les Champs-Élysées. Les SS, cernés, finirent par battre en retraite vers l'Allemagne en empruntant le boulevard de Magenta, ce qui est la bonne direction. Le vieil homme du "Bon café" me raconta ces épisodes.
Mais il ne dit jamais un mot sur son attachement à ce bistrot qui faisait face à son ancien domicile, attachement qui le poussait chaque jour à s'extirper péniblement de son inaccessible banlieue pour boire un café et repartir. Il a fallu que j'interroge les Tamouls pour en savoir davantage.
L'histoire est sentimentale, à la manière d'une chanson réaliste de Piaf. Après la guerre, dans la force de l'âge, le vieillard avait rencontré la femme de sa vie dans ce débit de boisson pas encore tamoulisé. Ils se marièrent et n'eurent aucun enfant. Ils vécurent longtemps sur le boulevard Saint-Martin, en voyant de leurs fenêtres le café où ils s'étaient découverts, frappé par le coup de foudre. Mais le couple, chassé par la cherté des loyers parisiens, fut contraint un jour de quitter ce lieu familier pour s'installer à regret dans une obscure périphérie.
L'épouse mourut. Le veuf inconsolable commença à venir chaque jour dans l'estaminet où il avait connu sa dulcinée, en face de l'ancien nid conjugal. Il fit le pèlerinage quotidien (sauf dimanche et fêtes) pendant plus de deux décennies.
Il y a quelques jours, je suis venu boire à mon tour un café chez les Tamouls. J'ai demandé des nouvelles du vieil homme à la casquette de velours. Ils ne l'ont plus revu depuis presque deux ans. Il est peut-être mort ou, pire encore, il n'a plus la force d'accomplir le rituel quotidien du "Bon café", ultime balise d'un bonheur évanoui.
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