"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

dimanche 22 février 2015

Les naufragés de la neige

C'est l'histoire de la famille Dugenoux partie en voiture de Nancy à 6 heures du matin et qui n'arrive qu'à 22 heures dans son meublé de Peisey-Nancroix en Savoie, loué pour une semaine de sports d'hiver. Il y avait du monde sur la route. Il y avait même de la neige sur la route car nous sommes en février. Monsieur Dugenoux a conduit une bonne partie du chemin, passant parfois le volant à son épouse. A un moment, il a fallu équiper les pneus de la voiture avec des chaines. Les époux Dugenoux se sont entraidés pour accomplir cette délicate opération. Les trois enfants se sont montrés un peu énervés vers la fin du voyage. Mais, en arrivant, ils étaient contents de savoir que, dès le lendemain matin, ils dévaleraient les pentes.

Cette histoire d'une effondrante banalité est devenue le prototype de l'aventure humaine mise en lumière, jusqu'à plus soif, par les médias audio-visuels français. C'est ça l'info, coco ! C'est ce que les journalistes de l'audio-visuel appellent «la galère», en l'occurrence «la galère de la famille Dugenoux». Cela peut se transformer en «naufrage». Le récit serait en effet encore plus croustillant si la famille Dugenoux avait été contrainte de passer la nuit dans un gymnase, ouvert par une municipalité compatissante, pour cause de route devenue momentanément impraticable. C'est dans ces cas-là qu'il est recommandé de parler de « naufragés de la neige ». Ce sont des vacanciers (mal rasés pour les hommes, décoiffés pour les femmes) qui passent une nuit légèrement inconfortable dans un local chauffé avant de gagner, au lever du jour, leur lieu de villégiature hivernale où raclette, vin chaud et remontées mécaniques les attendent.

A l'occasion des vacances de Noël, de février et de Pâques, les radios et télés multiplient les reportages (tous semblables) sur ces trajets automobiles vers les cimes. C'est devenu bizarrement, comme disent les présentateurs dans leur studio parisien, «un grand titre de l'actualité». C'est encore plus indispensable quand Bison Fûté prévoit une "journée noire". Alors là, ça devient grave.

Cette actualité occupe beaucoup d'espace. Elle est souvent placée en «ouverture», c'est à dire comme premier sujet dominant : la famille Dugenoux va faire du ski pendant une semaine en Savoie, la famille Dugenoux est en route, la famille Dugenoux est arrivée. Quelle épopée !

Ce phénomène médiatique débilitant se décline à d'autres saisons. L'été, la «galère» se déplace sur les aires d'autoroutes du sud du pays. A chaque fois, ce qui frappe, c'est la répétition à l'identique des reportages, la similitude des questions et des réponses. A tel point qu'il serait possible de passer tous les ans les mêmes sujets enregistrés. Le subterfuge finirait pas être découvert après plusieurs années uniquement à cause des changements de mode vestimentaire et de l'évolution des modèles de voiture.

Comment en est-on arrivé à une telle inanité ? C'est que les médias grand public sont obsédés par ce qu'on appelle très sérieusement (c'est du jargon journalistique) le «concernant». Autrement dit, tous les éléments proches de la vie quotidienne des auditeurs et téléspectateurs sont dignes d'intérêt, le reste beaucoup moins. S'il fait chaud au mois d'août, il faut impérativement propager la nouvelle qui n'en est pas une, l'illustrer par des images de fontaines et bassins pris d'assaut dans les villes et par l'arrosage préventif des petits vieux dans les hospices.

Pourquoi ? Parce que «les gens ne parlent que de ça» vous diront doctement les rédacteurs en chef. Il est sûr que les gens parlent plus spontanément de la pluie et du beau temps que de la situation dans l'est de l'Ukraine. L'Ukraine, ce n'est pas «concernant». On dit que c'est «clivant», terme de marketing qui signifie que ça emmerde tout le monde. Donc on s'étendra longuement sur la neige en hiver mais très peu sur l'Ukraine. Ne clivons pas, conservons nos auditeurs et téléspectateurs. Et pensons aux chiffres d'audience, quand même.

Mais cette évaluation du «concernant» et du «clivant» n'est pas une science exacte. Elle se fait au pifomètre, souvent en fonction du train de vie des cadres dirigeants des rédactions audio-visuelles parisiennes. C'est une tranche socio-professionnelle aisée qui est plutôt habituée à aller aux sports d'hiver. Ces têtes pensantes de la profession s'imaginent donc que toute la France va au ski. Ce qui est totalement faux. 

Le très sérieux CREDOC (Centre de recherche pour l'observation des conditions de vie) a clairement identifié les habitudes hivernales des Français. Ils ne sont que 8% à se rendre dans une station de sports d'hiver au moins une fois tous les deux ans. Donc même pas forcement chaque année. Le reste des Français, 82%, ne va jamais faire du ski. Jamais. A titre de comparaison, toujours selon le CREDOC, 40% des Français ne quittent jamais leur domicile pour des vacances à n'importe quelle période de l'année (chiffre de 2014).

C'est là que l'équilibre «concernant» et «clivant» est en péril. Une infime minorité de Français prend la route de la montagne pendant les congés d'hiver. Mais ces déplacements puis les activités sur les pistes occupent une place démesurée dans les journaux d'information à la radio et à la télé. Si vous soumettez ce genre d'objection aux responsables des rédactions audio-visuelles, ils vous rétorqueront (avec une certaine mauvaise foi) que les embouteillages sur routes verglacées, ça intéresse tout le monde. C'est «concernant». En tout cas, c'est plus vite fait et moins cher à réaliser qu'une enquête compliquée et minutieuse sur le prix des carburants (qui pourrait être «concernante»).

Et puis, finalement, 8% de Français partant au ski, faisant du ski, revenant du ski, c'est beaucoup moins «clivant» que les trois millions de réfugiés chassés de Syrie par une guerre interminable. Les réfugiés, hagards, dépenaillés et affamés, c'est clivant. C'est même carrément plombant.