C'est l'histoire de la
famille Dugenoux partie en voiture de Nancy à 6 heures du matin et
qui n'arrive qu'à 22 heures dans son meublé de Peisey-Nancroix en
Savoie, loué pour une semaine de sports d'hiver. Il y avait du monde
sur la route. Il y avait même de la neige sur la route car nous
sommes en février. Monsieur Dugenoux a conduit une bonne partie du
chemin, passant parfois le volant à son épouse. A un moment, il a
fallu équiper les pneus de la voiture avec des chaines. Les époux
Dugenoux se sont entraidés pour accomplir cette délicate opération.
Les trois enfants se sont montrés un peu énervés
vers la fin du voyage. Mais, en arrivant, ils étaient contents de
savoir que, dès le lendemain matin, ils dévaleraient les pentes.
Cette histoire d'une
effondrante banalité est devenue le prototype de l'aventure humaine
mise en lumière, jusqu'à plus soif, par les médias audio-visuels
français. C'est ça l'info, coco ! C'est ce que les
journalistes de l'audio-visuel appellent «la galère»,
en l'occurrence «la galère de la famille Dugenoux».
Cela peut se transformer en «naufrage». Le récit
serait en effet encore plus croustillant si la famille Dugenoux avait été
contrainte de passer la nuit dans un gymnase, ouvert par une
municipalité compatissante, pour cause de route devenue
momentanément impraticable. C'est dans ces cas-là qu'il est
recommandé de parler de « naufragés de la neige ». Ce
sont des vacanciers (mal rasés pour les hommes, décoiffés pour les
femmes) qui passent une nuit légèrement inconfortable dans un local
chauffé avant de gagner, au lever du jour, leur lieu de villégiature
hivernale où raclette, vin chaud et remontées mécaniques les
attendent.
A l'occasion des vacances
de Noël, de février et de Pâques, les radios et télés
multiplient les reportages (tous semblables) sur ces trajets
automobiles vers les cimes. C'est devenu bizarrement, comme disent
les présentateurs dans leur studio parisien, «un grand titre
de l'actualité». C'est encore plus indispensable quand Bison Fûté prévoit une "journée noire". Alors là, ça devient grave.
Cette actualité occupe beaucoup d'espace. Elle est souvent placée en «ouverture», c'est à
dire comme premier sujet dominant : la famille Dugenoux va faire du
ski pendant une semaine en Savoie, la famille Dugenoux est en route, la famille Dugenoux est arrivée. Quelle épopée !
Ce phénomène médiatique débilitant se décline à d'autres saisons. L'été, la «galère»
se déplace sur les aires d'autoroutes du sud du pays. A chaque fois,
ce qui frappe, c'est la répétition à l'identique des reportages,
la similitude des questions et des réponses. A tel point qu'il
serait possible de passer tous les ans les mêmes sujets enregistrés.
Le subterfuge finirait pas être découvert après plusieurs années uniquement à cause des changements de mode vestimentaire et de l'évolution des
modèles de voiture.
Comment en est-on arrivé
à une telle inanité ? C'est que les médias grand public sont
obsédés par ce qu'on appelle très sérieusement (c'est du jargon
journalistique) le «concernant». Autrement dit, tous
les éléments proches de la vie quotidienne des auditeurs et
téléspectateurs sont dignes d'intérêt, le reste beaucoup moins.
S'il fait chaud au mois d'août, il faut impérativement propager la
nouvelle qui n'en est pas une, l'illustrer par des images de
fontaines et bassins pris d'assaut dans les villes et par l'arrosage
préventif des petits vieux dans les hospices.
Pourquoi ? Parce que
«les gens ne parlent que de ça» vous diront doctement
les rédacteurs en chef. Il est sûr que les gens parlent plus
spontanément de la pluie et du beau temps que de la situation dans
l'est de l'Ukraine. L'Ukraine, ce n'est pas «concernant».
On dit que c'est «clivant», terme de marketing qui
signifie que ça emmerde tout le monde. Donc on s'étendra longuement
sur la neige en hiver mais très peu sur l'Ukraine. Ne clivons pas,
conservons nos auditeurs et téléspectateurs. Et pensons aux chiffres d'audience, quand même.
Mais cette évaluation du
«concernant» et du «clivant» n'est pas
une science exacte. Elle se fait au pifomètre, souvent en fonction
du train de vie des cadres dirigeants des rédactions audio-visuelles
parisiennes. C'est une tranche socio-professionnelle aisée qui est
plutôt habituée à aller aux sports d'hiver. Ces têtes pensantes
de la profession s'imaginent donc que toute la France va au ski. Ce
qui est totalement faux.
Le très sérieux CREDOC (Centre de recherche pour l'observation des conditions de vie) a clairement identifié les habitudes hivernales des Français. Ils ne sont que 8% à se rendre dans une station de sports d'hiver au moins une fois tous les deux ans. Donc même pas forcement chaque année. Le reste des Français, 82%, ne va jamais faire du ski. Jamais. A titre de comparaison, toujours selon le CREDOC, 40% des Français ne quittent jamais leur domicile pour des vacances à n'importe quelle période de l'année (chiffre de 2014).
Le très sérieux CREDOC (Centre de recherche pour l'observation des conditions de vie) a clairement identifié les habitudes hivernales des Français. Ils ne sont que 8% à se rendre dans une station de sports d'hiver au moins une fois tous les deux ans. Donc même pas forcement chaque année. Le reste des Français, 82%, ne va jamais faire du ski. Jamais. A titre de comparaison, toujours selon le CREDOC, 40% des Français ne quittent jamais leur domicile pour des vacances à n'importe quelle période de l'année (chiffre de 2014).
C'est là que l'équilibre
«concernant» et «clivant» est en péril.
Une infime minorité de Français prend la route de la montagne
pendant les congés d'hiver. Mais ces déplacements puis les
activités sur les pistes occupent une place démesurée dans les
journaux d'information à la radio et à la télé. Si vous soumettez
ce genre d'objection aux responsables des rédactions
audio-visuelles, ils vous rétorqueront (avec une certaine mauvaise
foi) que les embouteillages sur routes verglacées, ça intéresse
tout le monde. C'est «concernant». En tout cas, c'est
plus vite fait et moins cher à réaliser qu'une enquête compliquée
et minutieuse sur le prix des carburants (qui pourrait être
«concernante»).
Et puis, finalement, 8%
de Français partant au ski, faisant du ski, revenant du ski, c'est
beaucoup moins «clivant» que les trois millions de
réfugiés chassés de Syrie par une guerre interminable. Les
réfugiés, hagards, dépenaillés et affamés, c'est clivant. C'est
même carrément plombant.
2 commentaires:
Merci pour cet article. Je partage entièrement votre point de vue. Par contre, vous avez longtemps officié à la radio la plus populaire de France et avez présenté d'innombrables journaux. Vous êtes vous opposé, en votre temps, à vos redchefs pour éviter ce genre de sujets ou en tout cas faire en sorte qu'il ne fasse pas l'ouverture ? Que peut faire à cet égard un jeune journaliste désireux de garder sa place pour aller à l'encontre de son chef ď édition et éviter de traiter ce genre de sujet? Que dites vous à vous étudiants ?
@anonyme
J'ai la plupart du temps été responsable et rédacteur en chef des journaux que j'ai présentés.
Il m'est sans doute arrivé plusieurs fois de sombrer dans les dérives que je dénonce aujourd'hui.
Ce que je constate, c'est l'aggravation des phénomènes décrits dans mon billet. L'information, au sens strict du terme, perd du terrain au profit de séquences sans véritable contenu informatif. Paresse, facilité et surtout réduction des moyens. Faire de l'information véritable coûte cher.
La position des jeunes journalistes est délicate, compte tenu de la précarité du marché du travail dans les médias. Il n'en reste pas moins que certains principes de base doivent être maintenus. Même si parfois il est nécessaire de faire des compromis. Le journalisme n'est pas une science exacte. Mais c'est une composante importante de la démocratie. En laissant ces contenus vaseux envahir les plages d'information, on prend le risque de gravement dévaloriser la qualité globale de l'information.
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