"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

dimanche 17 août 2014

Ferguson : d'un Nixon à l'autre

En 1970, le poète-chanteur-écrivain (et précurseur du rap) Gil Scott-Heron proclamait dans une chanson : "The revolution won't be televised" (la révolution ne sera pas télévisée). Manière de dire que dans l'Amérique blanche de l'époque Nixon, les fréquentes révoltes raciales seraient négligées par les grands médias comme la télévision. L'aphorisme avait fait florès ensuite.

44 ans plus tard, la formule ressurgit à Ferguson, banlieue de Saint-Louis dans le Missouri. Le 9 août, un jeune noir a été abattu dans cette ville par un policier dans des circonstances encore imprécises. Mais il est mort et il n'était pas armé. Ce drame à déclenché une série de protestations qui ont parfois tourné à l'émeute. 

La photo ci-dessus montre un jeune manifestant de Ferguson reprenant le slogan de Gil Scott-Heron mais en le complétant : "la révolution ne sera pas télévisée, elle sera sur Tweeter". Signe de l'évolution des technologies.

Les soulèvements répétés à Ferguson ont été violemment réprimés par une police locale équipée avec du matériel de guerre (en réalité, des surplus de l'armée américaine). Obama a appelé en vain au calme. Le gouverneur démocrate du Missouri a déclaré l'état d'urgence et instauré un couvre-feu (non respecté). 

Ironie de l'histoire, ce gouverneur démocrate a un nom difficile à porter : Nixon.

jeudi 14 août 2014

Le Point : plus dure sera la chute (de Rome)

Je crois que je vais cesser de me lamenter sur l'agonie de la presse écrite. L'été que nous vivons est fortement chargé en actualité, souvent dramatique : plusieurs conflits armés, une crise sanitaire sérieuse et un marasme économique grandissant en France et en Europe. 
Et pourtant les "news magazines" (pour ne prendre que ce segment de la presse française) multiplient les couvertures lénifiantes, totalement déconnectées des événements importants en cours. 
L'exemple le plus flagrant, le plus grotesque et le plus pitoyable est le nouveau numéro de l'hebdomadaire "Le Point" paru aujourd'hui. La couverture est consacrée, tenez-vous bien, à la chute de l'empire romain ! Sur cette couverture, on peut lire aussi en toutes lettres : "hebdomadaire d'information". Pour 3,80€, c'est une tromperie sur la marchandise.

La chute de Rome ? Quoi, la semaine prochaine ? 

Je propose : "Cléopâtre avait le nez creux", "la vie sexuelle de Napoléon à Saint-Hélène", "la face cachée de Gengis Khan", "tout sur l'amant de Jeanne d'arc", "Clovis était-il bègue ?", "Charlemagne ne savait pas lire". Du neuf, du frais, du contemporain. 
Ça se vend sur les plages et dans les campings, disent les directeurs de marketing qui aujourd'hui dirigent les médias. Les lecteurs rejettent les nouvelles anxiogènes, ajoutent-ils. C'est tellement éreintant aussi, quand on est journaliste, de s'intéresser à ce qui se passe dans le monde en ce moment. Faudrait enquêter, aller sur place. Plus le temps, plus l'argent.
Alors on va fouiller les poubelles toujours pleines de l'Histoire. En grattant, on trouve toujours au fond un petit reste qu'on fait réchauffer. Cette semaine, le ragoût du chef, c'est "chute de Rome". "Le Point", par cette publication, annonce de manière allégorique son inexorable disparition. Les autres journaux du même acabit seront alignés, peu à peu, dans le carré des naufrages, au cimetière Gutenberg.

mardi 12 août 2014

Robin Williams et la nécrologie médiatique

L'affaire est entendue : Robin Williams était un bon acteur américain dont le suicide à l'âge de 63 ans constitue une triste nouvelle. Il avait interprété des rôles positifs dans plusieurs films à succès, presque toujours des «feel good movies», des films qui finissent bien et qui sont le reflet d'une humanité généreuse et optimiste. Sa disparition brutale a engendré mécaniquement un mouvement d'empathie. Mais Robin Williams n'était qu'un acteur. Il n'a tourné dans aucun film majeur de l'histoire du cinéma. C'était un honnête artisan qui faisait bien son boulot. C'est déjà beaucoup mais il n'était ni Clark Gable, ni Brando, ni De Niro. Il ne faut pas tout mélanger.

Les médias, justement, mélangent tout. Tout cadavre devient exquis, comme disaient les Surréalistes. Les hommages sur Williams s'empilent. J'ai entendu sur une station radio du service public deux interviews saugrenues : celle de l'acteur français qui doublait la voix de Williams mais qui ne l'avait jamais rencontré et celle d'un prétendu sosie français du comédien américain qui lui avait furtivement serré la main au festival de Deauville il y a une dizaine d'années. Vous imaginez la richesse profonde de ces témoignages...

La veille de la mort de Robin Williams, on avait appris celle du sinologue belge Simon Leys. Mort naturelle en Australie. Simon Leys n'avait tourné dans aucun «feel good movie». C'est son tort. Sa mort est passée inaperçue en France, du moins sur la plupart des chaines de radio et de télé. La presse écrite où certains savent encore lire a heureusement signalé, avec plus ou moins de détails, cette disparition. Simon Leys était un intellectuel majeur du XXème siècle. Il avait observé et raconté la terrible dérive du maoïsme triomphant. Dans un ouvrage paru en 1971, il jeta un seau d'eau froide à la figure des beaux esprits de Saint-Germain-des-Près enflammés par l'avenir radieux de la «Révolution Culturelle» et la dictature communiste pékinoise. Le travail de Leys a été déterminant pour la découverte de l'imposture sanglante incarnée par Mao.

Sans vouloir trop en demander, je pense qu'un petit sujet d'une minute sur Leys dans le journal télévisé d'une chaine publique que je finance avec ma redevance n'aurait pas été superflu. Mais ce n'est pas dans l'air du temps.

Voici un autre exemple. Ce samedi, TF1 va consacrer la énième soirée d'hommage à un jeune chanteur dont le mérite principal est d'être mort prématurément de mucoviscidose. La chaine D8 (groupe Canal+) nous gratifiera en septembre d'un documentaire consacré à la carrière immense de ce même jeune homme. Ladite carrière a duré au total trois années. Les auteurs du documentaire vont devoir faire preuve de beaucoup d'adresse et d'imagination. Ce chanteur a succombé des suites de sa maladie à 23 ans. L'Italien Pergolèse était mort de tuberculose à 26 ans. Mais au moins nous avait-t-il laissé, entre autres merveilles, son Stabat Mater...

Il est vain, me direz-vous, de radoter dans le vide. C'est le vide qui l'a emporté. Nous vivons dans un pays où la ministre de la Culture avait boudé les obsèques du dernier grand compositeur français contemporain, Henri Dutilleux. La même ministre s'était précipitée aux funérailles du chanteur Moustaki, mort le lendemain. Là, il y avait des caméras.