"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

dimanche 1 mars 2015

La mort de Martin Bouygues et l'AFP : journalisme de la précipitation

La terrible erreur commise par l'Agence France Presse ce samedi 28 février doit servir de bon rappel à l'ordre des fondamentaux du journalisme. Comment une agence de presse qui vient de fêter son 70 anniversaire a-t-elle pu diffuser, avec une telle légèreté, une fausse information de cette nature ? A 14h27, l'AFP annonce en une ligne la mort de Martin Bouygues. 

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URGENT Martin Bouygues est décédé samedi matin dans sa résidence de l'Orne (mairie) 

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Martin Bouygues n'est pas un personnage anodin. C'est le patron d'un groupe industriel français puissant qui contrôle en outre le principal media du pays, TF1. C'est un homme de 62 ans en parfaite santé. Imaginez que cette (fausse) nouvelle ait été diffusée un lundi matin, à l'ouverture de la Bourse. La surprise aurait été totale et les cours des actions Bouygues et TF1 auraient sûrement dévissé. 
Par chance, le fausse nouvelle a été répandue un samedi après-midi. Quand l'AFP annonce une disparition de cette importance, les autres médias agissent en totale confiance et répercutent la nouvelle sans vérification  supplémentaire. Si c'est dans l'AFP, c'est vrai. Tel est l'adage. Tous les sites internet d'information ont reproduit la dépêche et, sur les portables, de nombreuses notifications "push" ont été envoyées aux abonnés. Les médias du groupe Bouygues (le site de TF1 et l'antenne de LCI) ont également annoncé la mort de leur patron. 
L'AFP a donné quelques détails supplémentaires dans une dépêche un peu plus longue publiée à 14h49 et venant de son bureau de Rennes. 

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médias-industrie-communication-décès

URGENT  L'industriel Martin Bouygues est décédé 

Rennes, 28 février 2015 (AFP) - L'industriel Martin Bouygues est décédé samedi matin, à l'âge de 62 ans, dans sa résidence de La Roche Mabile, près d'Alençon (Orne), a-t-on appris auprès du maire de la commune voisine de Saint-Denis-sur-Sarthon. 
Les pompiers ont indiqué être intervenus à La Roche Mabile pour un décès, sans identifier la victime. Le maire de la commune voisine a indiqué qu'il s'agissait de l'industriel. "Je le connaissais bien, le famille de son épouse était très engagée dans le vie de la commune", a-t-il dit. 

rb-tm/jag 


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C'est une dépêche très étrange qui n'obéit pas du tout aux règles de base journalistiques concernant les sources. La source unique est acceptée quand elle incontestable et pertinente. La mort d'un pape annoncée par le Vatican, c'est officiel. Mais dans l'exemple qui nous occupe, la seule source, ce n'est pas le maire du village où Martin Bouygues a une propriété, c'est le maire d'un commune voisine, à 4 kilomètres au sud. Les pompiers ont certes été contactés. Ils confirment un décès mais ne donnent aucune identité.

Pour comprendre le cheminement de la fabrication de cette dépêche, il faut revenir en tout début d'après-midi, place de la Bourse à Paris, au siège de l'AFP. Une vague rumeur fait état de la mort soudaine de Martin Bouygues dans l'Orne. L'AFP appelle le bureau régional dont l'Orne dépend : Rennes. De ce bureau, on passe quelques coups de fil et on finit par tomber sur le maire du village voisin qui évoque la mort de "monsieur Martin". 

C'est, pour le journaliste de Rennes qui a la pression de ses supérieurs de Paris sur le dos, la confirmation nécessaire. La rumeur parisienne + la mort de "monsieur Martin" = le décès de Martin Bouygues. Sauf que le Martin n'est pas le bon (il se révélera plus tard être un parfait inconnu) et que (on l'apprendra ensuite) Martin Bouygues est en week-end non pas dans l'Orne, mais à Quiberon. Trop tard. 

La dépêche est publiée par l'AFP et reprise aveuglément par tous les médias qui commencent déjà à recueillir des réactions. 
La première grosse erreur incombe au bureau de Rennes qui ne pouvait pas se contenter d'un seule source aussi faible (le maire d'un village voisin). 

Mais, plus grave, la rédaction en chef de l'AFP à Paris n'aurait jamais dû valider la publication de la dépêche de Rennes sur le réseau de l'agence. Il aurait fallu, au moins, chercher une autre source, par exemple auprès du service de presse de Bouygues ou de TF1 ou bien dans l'entourage du défunt présumé. 

Un ou deux appels téléphoniques auraient permis de tirer l'affaire au clair et d'éviter une terrible bévue. Quelques minutes auraient été perdues, mais c'est toujours mieux que de publier n'importe quoi. 

Sauf que les habitudes vertueuses d'autrefois sont balayées par la crainte de se faire doubler par la concurrence. Et dans cette concurrence, il y a les réseaux sociaux comme Twitter. L'AFP frémit chaque minute dans la hantise d'être battue sur le fil par Twitter. L'arrestation à New York de DSK dans l'affaire du Sofitel avait été révélée avec précision par Twitter bien avant que l'AFP n'écrive la première ligne sur le sujet. 

Il y a beaucoup de bêtises, de fausses nouvelles, de désinformation sur Twitter. Mais dans ce fatras infini, il y a souvent des informations fiables. Cela concerne beaucoup les disparitions de célébrités qui sont signalées par les proches ou les voisins avant que l'information ne doit officiellement divulguée. 

Le phénomène n'est pas nouveau. Bien avant le développement des réseaux sociaux, en 1991, c'est un employé des pompes funèbres de  Senlis qui avait appelé le "téléphone rouge" d'Europe 1 pour signaler la mort d'Yves Montand. Le croque-mort espérait toucher la prime hebdomadaire de 500F. Europe 1 avait vérifié le tuyau auprès de sources fiables avant de donner l'information sur son antenne. Montand était bien mort. 

Martin Bouygues est toujours vivant et les démentis embarrassés de l'AFP ont bien été obligés de le reconnaître dans l'après-midi du samedi. Tous les autres médias ont fait également machine arrière, ressuscitant prestement le roi du béton. 

Quelle leçon tirer de cet épisode peu glorieux ? D'abord, pour les médias, revenir aux bonnes vieilles méthodes classiques : le témoignage direct, la présence sur le terrain et le recoupement des sources divergentes. 

Pour une agence de presse, une vérification scrupuleuse des faits et des sources qui doivent être multiples. Cela prend parfois du temps. On risque de rater un prétendu "scoop". Mais c'est préférable au grave dérapage de samedi. Celui-ci renforce le doute et l'incrédulité dans le public. Et cela donne, hélas, du grain à moudre à tous les complotistes et conspirationnistes.

dimanche 22 février 2015

Les naufragés de la neige

C'est l'histoire de la famille Dugenoux partie en voiture de Nancy à 6 heures du matin et qui n'arrive qu'à 22 heures dans son meublé de Peisey-Nancroix en Savoie, loué pour une semaine de sports d'hiver. Il y avait du monde sur la route. Il y avait même de la neige sur la route car nous sommes en février. Monsieur Dugenoux a conduit une bonne partie du chemin, passant parfois le volant à son épouse. A un moment, il a fallu équiper les pneus de la voiture avec des chaines. Les époux Dugenoux se sont entraidés pour accomplir cette délicate opération. Les trois enfants se sont montrés un peu énervés vers la fin du voyage. Mais, en arrivant, ils étaient contents de savoir que, dès le lendemain matin, ils dévaleraient les pentes.

Cette histoire d'une effondrante banalité est devenue le prototype de l'aventure humaine mise en lumière, jusqu'à plus soif, par les médias audio-visuels français. C'est ça l'info, coco ! C'est ce que les journalistes de l'audio-visuel appellent «la galère», en l'occurrence «la galère de la famille Dugenoux». Cela peut se transformer en «naufrage». Le récit serait en effet encore plus croustillant si la famille Dugenoux avait été contrainte de passer la nuit dans un gymnase, ouvert par une municipalité compatissante, pour cause de route devenue momentanément impraticable. C'est dans ces cas-là qu'il est recommandé de parler de « naufragés de la neige ». Ce sont des vacanciers (mal rasés pour les hommes, décoiffés pour les femmes) qui passent une nuit légèrement inconfortable dans un local chauffé avant de gagner, au lever du jour, leur lieu de villégiature hivernale où raclette, vin chaud et remontées mécaniques les attendent.

A l'occasion des vacances de Noël, de février et de Pâques, les radios et télés multiplient les reportages (tous semblables) sur ces trajets automobiles vers les cimes. C'est devenu bizarrement, comme disent les présentateurs dans leur studio parisien, «un grand titre de l'actualité». C'est encore plus indispensable quand Bison Fûté prévoit une "journée noire". Alors là, ça devient grave.

Cette actualité occupe beaucoup d'espace. Elle est souvent placée en «ouverture», c'est à dire comme premier sujet dominant : la famille Dugenoux va faire du ski pendant une semaine en Savoie, la famille Dugenoux est en route, la famille Dugenoux est arrivée. Quelle épopée !

Ce phénomène médiatique débilitant se décline à d'autres saisons. L'été, la «galère» se déplace sur les aires d'autoroutes du sud du pays. A chaque fois, ce qui frappe, c'est la répétition à l'identique des reportages, la similitude des questions et des réponses. A tel point qu'il serait possible de passer tous les ans les mêmes sujets enregistrés. Le subterfuge finirait pas être découvert après plusieurs années uniquement à cause des changements de mode vestimentaire et de l'évolution des modèles de voiture.

Comment en est-on arrivé à une telle inanité ? C'est que les médias grand public sont obsédés par ce qu'on appelle très sérieusement (c'est du jargon journalistique) le «concernant». Autrement dit, tous les éléments proches de la vie quotidienne des auditeurs et téléspectateurs sont dignes d'intérêt, le reste beaucoup moins. S'il fait chaud au mois d'août, il faut impérativement propager la nouvelle qui n'en est pas une, l'illustrer par des images de fontaines et bassins pris d'assaut dans les villes et par l'arrosage préventif des petits vieux dans les hospices.

Pourquoi ? Parce que «les gens ne parlent que de ça» vous diront doctement les rédacteurs en chef. Il est sûr que les gens parlent plus spontanément de la pluie et du beau temps que de la situation dans l'est de l'Ukraine. L'Ukraine, ce n'est pas «concernant». On dit que c'est «clivant», terme de marketing qui signifie que ça emmerde tout le monde. Donc on s'étendra longuement sur la neige en hiver mais très peu sur l'Ukraine. Ne clivons pas, conservons nos auditeurs et téléspectateurs. Et pensons aux chiffres d'audience, quand même.

Mais cette évaluation du «concernant» et du «clivant» n'est pas une science exacte. Elle se fait au pifomètre, souvent en fonction du train de vie des cadres dirigeants des rédactions audio-visuelles parisiennes. C'est une tranche socio-professionnelle aisée qui est plutôt habituée à aller aux sports d'hiver. Ces têtes pensantes de la profession s'imaginent donc que toute la France va au ski. Ce qui est totalement faux. 

Le très sérieux CREDOC (Centre de recherche pour l'observation des conditions de vie) a clairement identifié les habitudes hivernales des Français. Ils ne sont que 8% à se rendre dans une station de sports d'hiver au moins une fois tous les deux ans. Donc même pas forcement chaque année. Le reste des Français, 82%, ne va jamais faire du ski. Jamais. A titre de comparaison, toujours selon le CREDOC, 40% des Français ne quittent jamais leur domicile pour des vacances à n'importe quelle période de l'année (chiffre de 2014).

C'est là que l'équilibre «concernant» et «clivant» est en péril. Une infime minorité de Français prend la route de la montagne pendant les congés d'hiver. Mais ces déplacements puis les activités sur les pistes occupent une place démesurée dans les journaux d'information à la radio et à la télé. Si vous soumettez ce genre d'objection aux responsables des rédactions audio-visuelles, ils vous rétorqueront (avec une certaine mauvaise foi) que les embouteillages sur routes verglacées, ça intéresse tout le monde. C'est «concernant». En tout cas, c'est plus vite fait et moins cher à réaliser qu'une enquête compliquée et minutieuse sur le prix des carburants (qui pourrait être «concernante»).

Et puis, finalement, 8% de Français partant au ski, faisant du ski, revenant du ski, c'est beaucoup moins «clivant» que les trois millions de réfugiés chassés de Syrie par une guerre interminable. Les réfugiés, hagards, dépenaillés et affamés, c'est clivant. C'est même carrément plombant.

mercredi 21 janvier 2015

"Je ne suis pas journaliste. Je suis pire."

Le texte ci-dessous est un cri. "Un cri venu de l'intérieur", comme le dit Lavilliers dans une de ses chansons. Venu de l'intérieur des médias français. L'auteur de ces lignes pertinentes comme des flèches est un homme intègre, intelligent, un grand professionnel. Il n'est plus dans le doute. Il est dans le désarroi. Il m'a autorisé à reproduire son témoignage lucide et implacable. Il nous dit : "j'ai besoin de votre aide". Quelle est notre réponse ? 





JE NE SUIS PAS JOURNALISTE. 
JE SUIS PIRE. 
J'AI BESOIN DE VOTRE AIDE.

Bonjour.

Je travaille depuis presque 10 ans au sein d'un des plus grands médias de France. Je suis chargé de ce qu'on appelle la valorisation marketing de notre information. J'ai participé à la création de ce poste et depuis j'en assume seul la charge sous l'autorité de la direction de l'information. Je n'agis pas sur le contenu éditorial de la chaîne. Mon rôle consiste principalement à véhiculer à nos fidèles un message précis : "Continuez de nous écouter parce que nous sommes les meilleurs pour vous offrir l'information que vous attendez". Je suis chargé de rassurer l'Opinion sur le fait qu'elle est le moteur de notre info. Je suis, parait-il, très doué. Bref, j'étais insouciant et heureux … jusqu'à cette matinée du 7 janvier.

D'abord il y eu l'annonce. Puis la cohue dans la rédaction. Dans l'excitation, tout le monde parlait de barbus, d'islamistes. 11h55. Sans réfléchir, outrepassant mes responsabilités parce que sachant que ce serait toléré, à un cadre de la rédaction qui disait "encore ces maudits barbus", je répondis : "Breivik n'était pas barbu". Dans le regard qu'il me lança, il n'y avait ni colère, ni mépris, mais une sorte de vide, comme un désespoir. C'est là, je crois, que j'ai compris clairement pour la première fois qu'un mal nous rongeait. Je les laissais travailler. Je décidais, parce que c'est ma manière de gérer mes émotions, de me poser et d'analyser ce que je voyais pour tenter de comprendre. C'est ce que je fais encore aujourd'hui.

Cette semaine, je nous ai vus faire d'un fabuleux slogan publicitaire, créé par un journaliste / Directeur artistique (sic), un mot d'ordre mondial. C'est la force du marketing. En vidant les mots de leur sens, il leur permet de devenir fédérateur et de toucher le plus grand nombre. L'autre face du marketing, la sombre, c'est qu'en vidant les mots de leurs sens, les seules armes que nous ayons réellement contre la barbarie deviennent inopérantes. Déjà, nous nous divisons sur ce qui nous unissait il y a si peu de temps. "Je suis l'informatique", dit le premier. "Moi aussi ! Mac Ou PC ?" répondra le deuxième. 

Cette semaine, je nous ai vus faire de tweets, ces flocons de neige numérique, de véritables avalanches médiatiques sans nous apercevoir que nous avions, nous même, rassemblé la neige puis poussé la boule dans la pente. Une fois la taille critique atteinte, plus personne ne pourra l'ignorer. Dans l'espace-temps infini d'internet, il faut en permanence une info pour remplir le vide se créant perpétuellement. Dans ces conditions, choisir, donc renoncer, est une épreuve. Hiérarchiser devient un non-sens. Sur le fil d'actu, seule la chronologie n'a de place. Et puis, comment hiérarchiser ce qui sera partagé, ou pas, par nos internautes, nouveaux rédacteurs en chef de leurs média personnels et mondialisés.

Cette semaine, j'ai vu le tweet d'Alain Weil : "Record d'audience historique pour BFMTV avec 10.7% de PDA". J'ai vu l'indignation généralisée…en dehors de la bulle médiatique. A l'intérieur de la bulle, peu d'écho. Il n'y a d'ailleurs qu'un seul et unique site média (ces sites habituellement si prompt à relayer n'importe quel "dérapage" dans la tweetosphère) qui a repris l'information. Site que j'ai découvert à cette occasion, c'est dire sa faible notoriété. De l'intérieur de la bulle, à peine ai-je vu quelques-uns se dire que ce n'était pas très intelligent de le tweeter. Le faire, donc, mais ne pas le faire savoir. N'est-ce pas étrange de devoir garder pour nous ce qui fait notre fierté ? Puis, 3 jours plus tard, j'ai vu les communiqués des radios sortir pour se féliciter des audiences. Que ces radios soient privées ou publiques, pas de différence. Certes, il s'agissait des audiences de Novembre / Décembre. Pour Janvier, rendez-vous en Avril, le contexte sera apaisé, il ne devrait pas y avoir de remous à l'extérieur de la bulle. Les radios pourront à nouveau communiquer et elles aussi, se féliciter du travail accompli par leurs équipes pendant et après la crise du 07 janvier. Il en va ainsi dans toutes les rédactions, tous médias confondus. Les uns et les autres se réjouissent d'avoir été les meilleurs pour donner à nos cibles ce qu'elles attendaient permettant ainsi à nos audiences, nos tirages, nos nombres de visiteurs uniques "de battre des records historiques". Nous travaillons bien puisque nous faisons de l'audience. Il n'y a de toute façon pas d'autre critère objectif et chiffré pour juger de la qualité de notre travail. Alain Weil avait raison de se réjouir et de féliciter ainsi ses équipes. 

Tout est là. La presse indépendante n'est pas une réalité, c'est une utopie pour laquelle il faut perpétuellement se battre. Chacun d'entre nous y pense, plus ou moins selon son degré de résignation, d'inconscience ou, extrêmement rarement, de cynisme. Encore faut-il prendre conscience de tous les pouvoirs  susceptibles de nous enchaîner. Le pouvoir politique, c'est vrai. Le pouvoir de l'argent, c'est tout aussi vrai. Mais le fait de n'avoir comme seul critère de jugement objectif et chiffré, l'audience, le tirage, le clic ou le nombre d'abonnement met en péril ce que nous sommes. L’état de santé de Charlie Hebdo avant le 07 janvier l'illustre parfaitement. Ils n'avaient rien concédé de ce qui était leur raison d'être, ils allaient disparaitre faute de moyen d'exister.

Etre ainsi dépendants de l'opinion de nos cibles nous impose de lutter sans cesse pour ne pas céder à la tentation de privilégier nos moyens d'existence (l'audience et les revenus que nous en tirons) sur notre raison d'exister : informer le plus impartialement et précisément possible pour donner aux citoyens le pouvoir de comprendre l'extrême complexité du monde dans lequel nous vivons. 

Problème : Pour être "percutant", "impactant", "concernant", "fédérateur" et "prendre des parts de marché "(le catalogue des néologismes marketing est infini),  il faut faire simple et efficace, règle de base du marketing. Joachim Roncin, journaliste, d'ores et déjà publicitaire de l'année et désormais propriétaire de la marque déposée "Je suis Charlie" le résumait si bien sur RTL : "On m'a appris qu'au-delà de 8 mots, c'est pas la peine…". Caricature de l'époque qui en dit autant qu'un dessin de Cabu. Nous informons de moins en moins, nous "marketons" l'information pour atteindre nos cibles. Ainsi naissent et se multiplient les "raccourcis journalistiques" qu'on reproche tant au média. Dans l'exercice qui consiste à résumer un enjeu d'actualité en 20s pour faire une bande annonce, je suis d'ailleurs très souvent sollicité par mes collègues journalistes. Logique, je ne suis pas journaliste, je suis pire.

Face à cette situation, il ne reste que la responsabilité individuelle pour faire barrage à l'abandon de notre raison d'être au profit de nos moyens d'exister. Certains, trop rares, peuvent faire face. Les autres, trop nombreux, renoncent. Dans un monde de concurrence exacerbée et de précarité toujours plus grande, qui pourrait blâmer celui qui renonce ? Ceci  est vrai cette semaine, l'était la semaine d'avant et le sera la semaine qui suivra. Le mouvement s'amplifiera inexorablement si nous ne faisons rien pour régler cet enjeu systémique. Les Etats-Unis, référence en tout pour l'occident, nous le montrent déjà. Pas uniquement avec Fox News, nous le savons.

Je n'ai pas les solutions pour changer et adapter à la réalité 2.0  le cadre de plus en plus mortifère dans lequel nous remplissons notre devoir d'informer. Ce n'est pas à moi seul de définir de nouvelles règles. Tout comme c'est n'est pas à nous seul, communauté médiatique, de les chercher. Je crois que notre responsabilité est d'accepter de mettre cette problématique structurelle dans les mains des citoyens. Nous seuls avons le pouvoir de le faire. 

A l'heure où, après des années de colères intérieures, les Français se sont soulevés pour réclamer que notre République soit restaurée, peut-être même refondée. A l'heure où ils demandent que soit mieux protégé leur droit à la liberté, leur droit à la sécurité, leur droit à la justice, leur droit à l'éducation, ne restons pas sourd à leur demande, même non clairement verbalisée, d'améliorer leur droit à une information la plus indépendante et précise possible. Il s'agit, là aussi, de restaurer la confiance dans un pilier de notre démocratie.

Nous avons trop longtemps fermé les yeux sur ces enquêtes qui nous disent, années après années, l'extraordinaire défiance de nos concitoyens envers nous, les gardiens de cette liberté fondamentale. Nous avons le devoir de prendre conscience que c'est cette défiance qui pousse de plus en plus de personnes à chercher l'information ailleurs, certains faisant ainsi le premier pas sur la route qui mènent à l'embrigadement et à la haine. Nous avons le devoir d'accepter qu'il faut améliorer les règles qui nous encadrent pour répondre, à nouveau, aux légitimes attentes de nos concitoyens. Et nous avons le devoir de leur confier la responsabilité de ces choix structurants et fondamentaux car il s'agit leur liberté. Nous sommes citoyens. Nous participerons et animerons le débat. Ne pas le faire naître, le confisquer ou l'ignorer serait une trahison envers la démocratie commise par ceux qui en sont les gardiens.

Pour parvenir à cette prise de conscience, si brutale et si paradoxale soit elle pour nous tous, vous êtes une des rares personnes à qui j'ai osé m'adresser aussi franchement avec l'espoir que nous partagions ce constat. N'ayant pas l'ombre d'une idée pour inventer les outils qui permettrait la réalisation de ce projet ambitieux, j'ai besoin de votre aide.

Respectueusement.