"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

jeudi 30 décembre 2010

Pour en finir avec Serge Gainsbourg.


Dans la cohorte des chanteurs morts qui continuent de nous encombrer, vous pouvez aisément nommer Daniel Balavoine et Michel Berger. Ces cadavres discographiques bougent encore et auront finalement vendu davantage d’albums posthumes que d’albums de leur vivant. Les radios nous offrent chaque jour leurs scies éternelles.

Mais le fantôme le plus inoxydable, c’est Serge Gainsbourg.

La France voue à cet énergumène un culte inexpliqué. Je lui reconnais quelques mérites : il a composé jadis quelques plaisantes chansonnettes.

Mais en faire pour autant un maître penseur, un guide spirituel de notre temps, c’est un peu démesuré.

Gainsbourg était un exhibitionniste compulsif, un phraseur, un faiseur, un manipulateur assez complaisant doublé d’un alcoolique notoire. Il a fait le «buzz» à la télé quand le «buzz» n’existait pas encore.

Brûler un billet de banque devant une caméra, comme il l’a fait, ne constitue pas le fondement d’une œuvre. C’est juste une blague de vieux potache aviné.

Il n’empêche que Gainsbourg continue de susciter aujourd’hui respect et admiration.

J’ai eu la malchance de voir une fois Gainsbourg sur scène. C’était à Bobino dans les années 80 et ce fut lamentable. Il était ivre mort. Ce soir-là, devant le public, il a beaucoup fumé, très peu et très mal chanté et a disparu définitivement derrière le rideau au bout d’une heure. C’était donc ça, l’icône irrévérencieuse de la chanson française ! J’ai pensé, après avoir vu cette prestation grotesque, que c’était tout simplement de l’escroquerie.

Gainsbourg était un iconoclaste de bazar, un provocateur à deux balles, un pochtron sentencieux, comme en témoignent ses nombreuses interviews, creuses et prétentieuses.

Je suis sidéré de voir que des jeunes et des moins jeunes continuent de se réclamer de cet histrion pathétique. Cela fait partie des mystères de notre temps.

Le Kodachrome au bout du rouleau


«Makes you think all the world’s a sunny day». C’est ainsi que, dans une chanson de 1973, Paul Simon évoquait la fameuse pellicule Kodachrome, appréciée par les photographes, amateurs ou professionnels, pour ses rouges profonds et ses contrastes saisissants.

Le rayon de soleil que ce film réversible Kodak a projeté sur le monde depuis 75 ans va définitivement s’éteindre dans quelques heures : le dernier rouleau de Kodachrome sera développé aujourd’hui par une petite entreprise familiale à Parsons, dans le Kansas, au centre des Etats-Unis.

C’est le dernier laboratoire de la planète qui traitait encore ce film. La firme Kodak a fermé les uns après les autres les 25 labos officiels de la marque qui, à l’apogée du Kodachrome, développaient cette pellicule. Les trois derniers, aux Etats-Unis, au Japon et en Suisse, ont définitivement cessé leurs activités ces derniers mois ou ces dernières années.

Depuis 2009, Kodak ne fabriquait plus les produits chimiques nécessaires au développement du Kodachrome en laboratoire. Les dates de péremption de toutes les bobines de Kodachrome encore en circulation ne vont pas au delà du 31 décembre 2010.

Le dernier point de résistance à cette inexorable agonie, c’est donc cette entreprise du Kansas qui a fait des réserves de produits révélateurs et fixateurs et qui possède la dernière machine Kodachrome en état de fonctionnement.

Aujourd’hui 30 décembre, à la mi-journée heure locale, ce sont des photos prises par le patron de labo, Dwaine Steinle, qui seront les dernières à passer dans la dernière développeuse Kodachrome au monde. Ensuite, la machine sera envoyée à la casse.

Dans sa chanson, Paul Simon suppliait : «Mama, don’t take my Kodachrome away !». Cette supplique résonne dans le vide : le Kodachrome est au bout du rouleau. Plus rien ne viendra l’impressionner.

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Source : "The New York Times"


lundi 20 décembre 2010

Quand la neige tombe, le journalisme aussi.


C’est de l’or. De l’or blanc. Les radios et les télés se vautrent dans la neige. Et le public en redemande.

Depuis quelques semaines, les flocons reviennent régulièrement, avec plus ou moins d’intensité. Rien de plus normal en hiver dans un pays comme la France, situé, rappelons-le, dans l’hémisphère nord.

Ce phénomène naturel a le pouvoir de susciter chez les responsables des rédactions audio-visuelles une excitation démesurée. Chaque chaine envoie inlassablement sur le terrain une escouade de reporters emmitouflés chargés de décrire l’effet produit sur un sol gelé par l’arrivée de précipitations blanches.

Cela donne des interventions d’une haute valeur journalistique : "Oui, effectivement, comme vous le voyez derrière moi, il neige." Le tout est illustré d’images ou de témoignages édifiants sur la poudreuse : transports urbains perturbés, routes mal dégagées (prière de trouver un routier énervé), aéroports et gares obstrués (jérémiades de voyageurs obligatoires), chutes sur les trottoirs (une visite aux urgences d’un hôpital est une illustration hautement recommandée). Ce soir, lundi 20 décembre, 21 minutes sur 30 du journal de TF1 ont été consacrées à une interminable déclinaison des intempéries.

Il fait froid et ça glisse. On fait la une, coco, c’est ça l’info !

Le plus consternant, c’est que ça marche très fort en audience. Le spectacle de la neige passionne, par la fenêtre mais encore plus sur le petit écran.

Dimanche à 13 heures, le journal de TF1 a ainsi captivé 8 millions de téléspectateurs, réalisant une part d'audience de 44,1% sur les quatre ans et plus (et un excellent 45,9% sur les ménagères de moins de cinquante ans). Les ménagères de moins de 50 ans raffolent de la neige télévisée. A la même heure, France 2 réunissait 3,9 millions de téléspectateurs. Je fais un rapide calcul : presque 13 millions de Français dimanche à 13 heures pour regarder la neige à la télé, puisque c’était le sujet qui a largement dominé dans ce qui est sensé être une synthèse globale de l’actualité du jour.

Le phénomène est encore plus marquant à 20 heures où TF1 et France 2 ont réuni dimanche à elles deux plus de 16 millions de Français ! TF1 affiche pour son journal télévisé des performances records avec presque 10 millions de téléspectateurs, soit 36,9% de part de marché. L'édition de France 2 est elle aussi à un haut niveau avec 6,5 millions de personnes, soit 24,5% des téléspectateurs. A 20 h dimanche, 16 millions de Français agglutinés ont donc contemplé avec passion les effets de l’hiver grâce un dispositif technique exceptionnel, déployé au moindre recoin du territoire engourdi.

Comment les chaines de radio et de télé, soumises à une concurrence commerciale de plus en plus sauvage, pourraient-elles échapper à cette surenchère ridicule ? Je l’ignore.

Mais je constate que le grand public n’est plus informé convenablement. Une minorité a conservé l’habitude d’acheter un journal et de le lire. Mais pour les autres, pas de repère en dehors du JT et des quelques minutes glanées à la radio.

C’est ainsi que vendredi soir à 20 h, une information importante a été scandaleusement minorée par les deux plus grandes chaines de la télévision française. Le ministre de l’intérieur en exercice du gouvernement de la République Française, ce jour-là, avait été condamné pour la deuxième fois par la justice. Dans les éditions de 20 h de TF1 et de France 2, cette information politique majeure a été glissée en quelques lignes sous la forme d’une brève absconse, en milieu de journal pour France 2, et à la fin, à la sauvette, en ce qui concerne TF1.

Tombe la neige, monte l’audience. Sous les couches successives des "épisodes neigeux" (c’est désormais l’expression consacrée), le journalisme grelotte.

vendredi 17 décembre 2010

Touche pas à mes archives !


En 1913, dans ‘Alcools’, Guillaume Apollinaire le disait déjà : «A la fin tu es las de ce monde ancien».

Que ce pays est vieux ! Dans ‘Le Monde’, je viens de lire deux longs articles édifiants qui illustrent à merveille l’enkystement français.

Le premier est titré de cette façon : ‘Les cerveaux font leurs cartons’. De quoi parle-t-on ? Du déménagement de la ‘Maison des sciences de l’homme’, une institution installée depuis 1964 au 54, Boulevard Raspail à Paris. Ce bâtiment abrite des chercheurs en sciences humaines. C’est une réserve naturelle de Normaliens et d’agrégés, tous infiniment compétents et respectables, bien sûr. Sont-ils à la rue ? Que nenni. Ils se réinstallent avec leurs bouquins dans un bâtiment de l’Avenue de France, dans la partie moderne du 13ème arrondissement. Nos chercheurs sont priés de déguerpir du nid qu’ils occupent depuis un demi-siècle pour une simple et bonne raison : il faut désamianter les locaux du Boulevard Raspail. Quand ce sera fait, ils réintègreront leurs pénates.

Mais le papier du ‘Monde’ ressemble à un enterrement. Ces intellectuels chenus se lamentent en rassemblant leurs affaires avant cette terrible transhumance jusqu’au 13ème arrondissement. L’un d’eux désigne un vieux fauteuil défoncé. C’est celui de Fernand Braudel ! Emotion intense... C’est décidé, le meuble branlant où Braudel a posé jadis ses augustes fesses sera déménagé dans le nouveau lieu maudit où les intellectuels officiels se rendent la corde au cou, comme si leur dernière heure était arrivée. ‘Le Monde’ donne même la parole au patron du bistrot du coin, ‘Le Raspail’, qui s’inquiète de la disparition d’une ‘ambiance’ et évidemment pour son tiroir-caisse. Les intellos voisins étaient des bons clients.

A mon humble avis, ça ne peut pas leur faire de mal, à nos chercheurs en sciences humaines, de quitter le 6ème arrondissement, quartier mouroir déserté depuis longtemps par la vie estudiantine et culturelle. Ils vont découvrir la partie neuve du 13ème arrondissement. Ils vont y découvrir le XXIème siècle. Pas inutile quand on s’intéresse aux sciences humaines, non ? Et il y aussi des bistrots.

Le second papier du journal ‘Le Monde’ concerne l’installation projetée du futur ‘Musée de l’Histoire de France’ dans les locaux des ‘Archives nationales’ dans le Marais. Les fonctionnaires des Archives font de la résistance. Depuis des semaines, ils manifestent et pétitionnent devant leur bâtiment. ‘Le Monde’ consacre deux grandes pages à ce sujet. Pourquoi le personnel des Archives est-il à ce point opposé à ce projet ? D’abord parce que l’idée vient du Diable en personne : Nicolas Sarkozy. Mais surtout parce que l’installation de ce Musée va beaucoup changer leurs habitudes. Et des habitudes, on en accumule beaucoup quand on travaille aux Archives nationales ! Il faudra évidemment entreposer ailleurs une bonne partie des collections pour faire place aux galeries d’exposition du futur musée. Tout est prévu. Aucun des fonctionnaires des Archives n’est menacé dans son emploi. Mais non, les intéressés freinent des quatre fers. De doctes historiens, consultés par ‘Le Monde’, craignent une ‘instrumentalisation’. En vérité, les archivistes veulent rester peinards, dans leur cocon qui prend la poussière.

C’est ainsi qu’en France le déménagement (provisoire) de chercheurs en sciences humaines d’un arrondissement à l’autre et le changement d’affectation d’un bâtiment d’archives sont vécus comme des drames, des déracinements. Ce serait presque comique si ce n’était révélateur d’une mentalité malheureusement fortement ancrée chez nous : l’immobilisme, le refus du changement, la peur viscérale de la nouveauté.

A la fin, comme disait Apollinaire, je suis las de ce monde ancien.

"L'Empire du Milieu du Sud" de Jacques Perrin


Dans le film «Les Portes de la Nuit» réalisé en 1946 par Marcel Carné, on peut apercevoir un petit garçon de 5 ans. L’acteur en culottes courtes s’appelle Jacques Perrin.

Il en a fait du chemin, ce petit garçon ! Le cinéma français lui doit beaucoup. Jacques Perrin fêtera l’été prochain ses 70 ans. Et il travaille toujours. Il mène sa barque sans ostentation, sans chercher la gloriole.

Sa filmographie d’acteur est infiniment respectable mais c’est comme producteur et réalisateur qu’il imprime sa marque. On peut citer ces dernières années : «Microcosmos», «Le peuple migrateur», «Océans». Des projets ambitieux parfaitement aboutis. Il s’agit de documentaires consacrés à la nature.

Son dernier film en date, coréalisé avec Eric Deroo, est aussi un film dédié à un espace naturel, à un magnifique pays : le Vietnam. Ce film s’intitule «L’Empire du Milieu du Sud». C’est un film sur l’eau, le ciel, la terre. C’est un film sur les montagnes de l’Asie du Sud-Est, sur la forêt tropicale. C’est un film sur une couleur, la couleur verte. La couleur des feuillages luxuriants et la couleur des uniformes militaires. Car, en évoquant le Vietnam, on est confronté évidemment à la guerre, à toutes les guerres qui ont meurtri cette nation.

Jacques Perrin et Eric Deroo, pendant 10 ans, ont collecté dans le monde entier des images d’archives, souvent inédites, sur l’Histoire vietnamienne. C’est un film d’archives mais ce n’est pas un documentaire historique traditionnel.

Jacques Perrin nous propose un poème lyrique et parfois mélancolique sur le destin d’un peuple et aussi sur les étrangers qui sont passés par là. On voit se succéder les colons français, les envahisseurs japonais, les soldats américains. Au fil des époques, ces étrangers sont venus au Vietnam pour des raisons diverses. Beaucoup y sont morts. Ceux qui en sont revenus ont presque tous conservé de ce pays une nostalgie indéfinissable.

Tout au long du film, Jacques Perrin lit des textes littéraires écrits par ceux qui ont connu et aimé le Vietnam. Les textes sont d’auteurs vietnamiens, français, américains.

Jacques Perrin ne choisit volontairement pas son camp. Il montre la joie naïve des colons français : leurs fêtes familiales, leur prétention européenne, leur condescendance paternaliste à l’égard des «indigènes». Il souligne aussi l’exploitation économique implacable imposée aux Vietnamiens (20 millions d’habitants dans toute l’Indochine avant la deuxième guerre mondiale) par une poignée de blancs (20.000 Français). Il illustre ensuite l’arrivée des Japonais en 1940 et leur sauvage brutalité d’occupants. Puis les Français tentent de reconquérir le pays. Hô Ci Minh ne leur laissera guère de répit. La défaite de Dien Biem Phu est en germe. Le film raconte remarquablement, avec des images provenant des archives des deux belligérants, cette débâcle française et l’opiniâtreté des vietnamiens pauvrement armés progressant dans la jungle. La France plie bagage lamentablement. Les GI’s débarquent, massacrent et s’embourbent. Et les Etats-Unis, à leur tour, sont humiliés et s’en vont.

Jacques Perrin montre tout cela en n’oubliant pas la souffrance des soldats, de tous les soldats, et la douleur immense d’une population civile à la merci des bombes et du napalm. Il nous donne à voir également les dérives précoces de la dictature communiste dans son bastion du Nord.

C’est un film sur l’eau, le ciel, la terre et sur un peuple. C’est un document exemplaire qui donne à réfléchir. Il n’y a pas de secret : Jacques Perrin est un homme intelligent qui ne fait rien à la légère.

A la prochaine cérémonie des Césars, cette mascarade pitoyable du cinoche franchouillard, personne ne le distinguera. Jacques Perrin s’en fiche sûrement. Moi aussi.

mardi 14 décembre 2010

L'adieu à Jean-Marie Lefebvre

Triste matinée en l’Eglise Saint-Thomas d’Aquin.

Comme disent les mauvais journalistes pressés : «l’église était trop petite». Et c’était pourtant vrai ce matin.

Jean-Marie Lefebvre aurait ri à ce cliché car il était le contraire d’un mauvais journaliste pressé. Plusieurs centaines d’amis sincèrement bouleversés lui ont rendu un dernier hommage.

Philippe Labro a très bien exprimé, à Saint Thomas d’Aquin, ce que nous ressentons tous : Jean-Marie incarnait l’élégance, la courtoisie et la droiture. Des qualités rares dans ce métier, croyez-moi.

Dans les cérémonies d’obsèques, il y a souvent beaucoup d’hypocrisie. Je n’en ai ressenti aucune, cette fois.

J’ai vu passer, comme tout le monde, l’épouse de Jean-Marie et leurs deux jeunes fils. Ils ont eu la chance d’aimer et de côtoyer cet homme généreux, drôle et altruiste.

Cette chance, beaucoup d’entre nous, chacun à notre façon, l’avons eue aussi. C’est ce souvenir que nous garderons, que je garderai de Jean-Marie Lefebvre.

Je n’arrive pas à croire que Jean-Marie ne m’apostrophera plus en évoquant la guerre des Malouines, notre gimmick commun (trop long à expliquer).

Ciao, JML, ce fut vraiment trop court.

JG

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Ci-dessous, je reproduis le beau texte que Philippe Labro a signé dans ‘Le Figaro’ hier lundi 13 décembre.

LA VOIX D’UN HOMME

Un ami s'en va, un journaliste. Un homme de rare qualité dont la brutale disparition, mercredi dernier, à Paris, a remué et remue encore celles et ceux qui l'ont connu, et plonge tout un corps de métier dans la tristesse.

Il s'agit de Jean-Marie Lefebvre, 1,92 mètre, cheveu noir, œil pétillant, silhouette longue et élégante, légèrement voûtée, personnage qui possédait la singulière faculté de faire se rencontrer les amis de ses amis, une sorte de «passeur» des sensibilités et des intelligences, un cœur ouvert aux autres.

Son portrait, celui d'un ami, certes, mais aussi d'un «pro» qui a traversé plusieurs rédactions (Europe 1, la 5 pour la télévision) pour se retrouver, à RTL, au sein de cette radio qu'il chérissait comme une deuxième famille, permettra peut-être de cerner quelques caractéristiques d'une profession qui se vit comme une vocation, une passion. En radio, il n'y a pas d'image, ce qui confère à ceux qui animent les journaux l'avantage de ne pas céder aux tentations de la «télébrité». Mais il y a la voix, et, après tout, une voix raconte un être humain. Si les auditeurs du «Journal de 18 heures» de RTL (aux côtés de Jean-Pierre Defrain) pendant dix ans, de 1992 à 2002, se souviennent de Lefebvre, c'est que sa voix le définissait en partie: veloutée et simultanément forte, objective et cependant très proche, presque intime. Dans ce que l'on appelle la «couleur sonore», on pouvait reconnaître la capacité de synthèse, la faculté d'expliciter l'actualité sans verser dans l'érudition ostentatoire, pas plus que dans la familiarité populiste. On pouvait imaginer, dès lors, que cet homme était habité par une nécessité de comprendre le monde contemporain, ce qui constitue l'un des fondements du journalisme. On a ça dans le sang, ou on ne l'a pas. On observe d'abord, on comprend ensuite, et puis on essaie de faire comprendre - e n se réservant bien de trop juger.

- Tout petit, confie sa mère, il lui fallait écouter la radio, il refusait d'aller en vacances en trop haute montagne car on ne pouvait capter les informations.

Les portes de l'exotisme

D'où venait un tel appétit? D'un père, fonctionnaire, ou de cette maman qui lui transmit le désir de la lecture? Peut-être, plutôt, de la fascination qu'exerça, sur le petit garçon de 8 ans, l'aïeul, Gustave, un égyptologue, membre de l'Institut, qui fut conservateur en chef du Musée du Caire. Ce grand-père qui savait lui raconter Toutankhamon ouvrit au jeune Jean-Marie les portes de l'exotisme. Il rêva très tôt de pyramides, s'adonnant aux livres d'aventures.

Beaucoup plus tard, après ses études, il put assouvir sa soif de l'inconnu et rejoignit le «service étranger» pour parcourir le Proche-Orient, suivre les sommets Est-Ouest en Europe, devenir correspondant à Washington. Il avait, au lycée, côtoyé François Siegel, fils de Maurice, qui fut l'un des patrons-pionniers d'Europe 1, et habité dans le même immeuble qu'Hélène Carrère d'Encausse qu'il appelait sa «marraine». Coïncidences et affinités déclenchent souvent une ambition. Jean-Marie Lefebvre, peu à peu, au fil de ses voyages et de ses expériences, mit au point une méthodologie de travail basée sur la discrétion.

- Il aurait pu être diplomate, dit Olivier Mazerolle, son confrère et ami. Il connaissait tous les ambassadeurs, c'était presque le 13e homme du Quai d'Orsay, il avait l'entregent, la souplesse, le don d'écoute et, surtout, la sûreté de son choix. Il savait trier entre ce qui se dit et ne se dit pas.

Générosité en spirale

Le journalisme, tel qu'il fut pratiqué par Lefebvre, repose sur un ou deux principes élémentaires. D'abord, il faut toujours vérifier à plusieurs sources, c'est le fameux «check and double check», d'une certaine école anglo-saxonne. Ensuite, il convient de ne pas trahir ce qu'on appelle le «off» - ce qui est révélé en confidence. Ces lois non inscrites ne sont plus forcément en cours - c'est le moins qu'on puisse dire! - et l'on publie souvent tout et n'importe quoi, lorsqu'on ne vole pas les informations. Paradoxe: Lefebvre suivait WikiLeaks et se passionnait pour Internet mais il fonctionnait d'une autre manière. Il avait établi sa réputation et sa science à partir d'une vertu indispensable: la confiance.

- Il dégageait, dit Jean-Daniel Levitte, conseiller diplomatique du président, un rayonnement qui inspirait confiance, permettant qu'on se livre sans crainte d'être trahi. Il ne captait et ne restituait que l'essentiel. On pouvait l'informer en toute sérénité parce qu'il était doté d'un capital d'empathie exceptionnel.

L'on parvient ici à ce qui est, en vérité, le plus important: la nature réelle d'un être, qui dépasse les simples attributs professionnels. Avec ce sourire qui relevait le côté gauche de ses lèvres, ces fossettes de gamin émerveillé par la diversité de ses rencontres, avec une propension étonnante à créer des réseaux relationnels, franchir toutes les lignes de la vie politique, avec le don de soi qui consistait à rendre service, recommander tel à tel, lier, tisser, façonner une toile d'amitiés et fidélités, loyautés et complicités, l'homme qui rêvait de pyramides déployait, comme le dit Caroline Pigozzi, une «générosité en spirale». Il pouvait échanger ses informations et contacts sans mesquinerie, sans jalousie, sans utilitarisme, pour la simple joie muette d'aider les autres. C'était un transversal, pratiquant l'affection tous terrains, les «petits» comme les «grands», les notoires comme les anonymes. Sa personnalité était à facettes.

Axel Duroux se souvient ainsi de lui comme d'un «vrai Parisien», amoureux de sa ville, la connaissant de fond en comble pour l'avoir parcourue à pied. Ce grand marcheur arpentait les trottoirs et les bistros, les palais ministériels et les salles de concerts, toujours en mouvement, habité par une pulsion qui dissimulait beaucoup d'angoisse, car il avait l'obsession du «temps qui passe» et répétait: «Quand je ne serai plus là», comme si, devenu le mari heureux de Marie-Christine, le père attentif et attendri de deux garçons, il redoutait le destin de son propre père, mort à 62 ans, l'âge, précisément, de Lefebvre au jour de sa disparition. Étrange mélange d'un type chaleureux, rigolard et viveur et, cependant, secrètement hanté par toutes sortes d'interrogations, dévoré par le souci de protéger ceux qui lui étaient chers, dévoué à cette épouse qu'il appelait «vingt fois par jour», dit-elle.

Lefebvre, le contact le plus fiable de Paris, l'homme qui, pour RTL, s'infiltra dans l'avion présidentiel parti chercher Ingrid Betancourt à Bogota, à l'occasion de sa libération, et ce, au nez et à la barbe de tous ses confrères - le «scoop» de sa vie, mais ce fut la simple rétribution de son crédit: «Ah! Tu as réussi à monter», lui dit Kouchner. Eh oui! Il avait gagné ce privilège grâce à sa connaissance infinie des canaux d'influence, mais aussi parce que l'on ne pouvait rien refuser à un homme qui avait constamment fait preuve d'honnêteté et d'altruisme.

Énergie mystérieuse

Je l'attends, tôt le matin, au café du coin. Il arrive, vêtu d'un long manteau sombre, sourire aux lèvres, lunettes sur son grand nez, sa silhouette un peu dégingandée comme propulsée par une énergie mystérieuse, ayant déjà fait sa revue de presse, ayant déjà, sans doute, passé plusieurs coups de téléphone à quelques membres disparates de son univers multiple. Jean-Marie Lefebvre tend la main d'un geste ample, et de sa voix inimitable, il prononce le mot de passe de tout journaliste, le code d'entrée de la confrérie:

- Quoi de neuf?

Nous ne pourrons plus, désormais, lui répondre, et nous en sommes aujourd'hui un peu plus pauvres.

Philippe Labro

© Le Figaro


dimanche 12 décembre 2010

Les dégâts de la Marine


Vous avez frémi le 21 Avril 2002, sur le coup de 20 heures ? Vous allez ressentir les mêmes sueurs froides, probablement décuplées, lorsque, au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2012, vous découvrirez le score du Front National. Ce printemps-là va paraître glacial à bon nombre de beaux esprits angélistes.

La campagne de conquête entamée par Marine Le Pen va faire des dégâts, à gauche et à droite, sans doute plus destructeurs que le séisme soulevé par son père Jean-Marie qui avait banni à jamais Lionel Jospin sur l’ile de Ré.

Aujourd’hui, le terrain se présente encore plus favorablement pour le FN qu’il y a 8 ans.

D’abord, regardez partout en Europe : la droite nationaliste ou populiste, l’extrême-droite, les krypto-fascistes, tous ces courants politiques gagnent en force et progressent dans tous les types d’élections. C’est vrai au Danemark, en Suède, en Finlande, aux Pays-Bas, en Belgique ou encore en Suisse. On pourrait multiplier les exemples.

En France, Nicolas Sarkozy, malgré les rodomontades de sa politique sécuritaire, n’a pas réussi à fidéliser durablement les partisans de l’ordre. Les scores du FN aux régionales de cette année sont éloquents : 11% au premier tour (moyenne nationale), avec des percées spectaculaires : 20 % pour la liste conduite par Jean-Marie Le Pen en PACA et plus de 18 % pour sa fille Marine dans le Nord-Pas-de-Calais.

Une large frange de l’électorat populaire, un moment séduite par la rhétorique droitière de Nicolas Sarkozy, s’en est détournée. Les raisons de ce désamour sont nombreuses et bien connues : crise économique, style ostentatoire et désordonné du président, accommodements ou recul sur de nombreuses promesses électorales du leader de l’UMP.

La politique d’ouverture a en outre crispé et déboussolé encore davantage les citoyens vraiment conservateurs. Le racolage des socialistes à la recherche d’un portefeuille (Bernard Kouchner, par exemple) et la nomination des gadgets de la diversité (Rama Yade, Fadéla Amara, Rachida Dati) ont suscité un rejet instinctif dans cette partie frileuse de l’opinion publique.

Pour enrichir le terreau sur lequel Marine Le Pen cultive avec brio le ressentiment semé depuis longtemps par son vieux père, certains épisodes hautement médiatisés ont joué leur rôle. Par exemple, le fiasco de l’équipe de France de football en Afrique du Sud et le comportement de la plupart des joueurs assimilés à de la «racaille» sont désormais imprimés dans l’inconscient collectif. Je ne vais pas vous faire un dessin. Regardez les photos, comptez le pognon de ces sportifs en débandade, c’est du pain béni pour le FN.

A gauche, depuis que François Mitterrand a cessé, en mourant, de jouer au maître d’école, c’est la bagarre continuelle dans la cour de la rue de Solférino. La foire aux vanités et aux égos rend improbable tout sursaut collectif pouvant conduire à une victoire. Il est piquant de constater que seul un dissident socialiste, le tonitruant Jean-Luc Mélenchon, parvient encore à faire entendre des idées de gauche qu’il assaisonne de piques démagogiques proches de celles de feu Georges Frêche.

Marine Le Pen a de nombreuses cartes en main : l’échec patent de l’expérience Sarkozy, une crise sociale qui s’aggrave en dépit des camouflages de Bercy, une gauche en capilotade. Ajoutez à cela, et ce n’est pas le moindre facteur, un ordre économique international totalement chamboulé.

Ecoutez bien l’égérie frontiste. Le vieux fond de commerce des menaces de l’immigration n’est pas oublié. Pour preuve : la récente comparaison établie par Marine Le Pen entre «l’occupation» de certaines rues par des musulmans en prière et «l’occupation» militaire allemande dans les années 40.

Il convient, à ce sujet, de visionner la vidéo enregistrée il y a quelques jours dans la rue Myrha (18ème arrondissement de Paris). Cette vidéo est visible sur le site de propagande du FN. Au vu de ces images, Marine Le Pen est fondée à dire que l’espace public est «occupé» par les fidèles d’une religion, l’Islam en l’occurrence. Le maire socialiste de l’arrondissement, Daniel Vaillant, ancien ministre de l’Intérieur, ne fait rien pour y remédier. Mais c’est évidemment le parallèle avec l’occupation nazie qui est outrancier. Le Front National n’a guère changé sur ce point : c’est un parti qui s’est toujours dangereusement fourvoyé en invoquant l’Histoire et ses détails.

Il n’empêche que, en dehors de cette récente saillie, la thématique de l’immigration est passée au second plan dans le discours relooké du FN.

Marine Le Pen parle principalement d’économie (pas toujours en experte), de mondialisation, de délocalisations. Le péril islamiste reste évidemment dans la panoplie du FN. Mais le péril jaune le supplante désormais.

La France, ancienne grande puissance politique et économique, se rabougrit. Ce n’est pas une présidence du G20 qui pourra y remédier, n’en déplaise à l’occupant actuel de l’Elysée. La poussée inexorable de la Chine (et d’autres pays comme l’Inde et le Brésil) fait reculer dans un recoin de la planisphère des pays affaiblis comme le nôtre. Marine Le Pen se saisit de cette situation réelle et inquiétante pour brandir l’étendard sanglant du protectionnisme. Vieille antienne éculée, mais qu’importe, puisque ça marche toujours auprès des gens mal informés.

Pour conforter son assise politique, Marine Le Pen est en train de purger le Front National des remugles hérités de son père. Bruno Gollnisch est un des derniers vestiges qui résistent encore dans l’appareil du FN, ancienne mouture. Mais son sort est scellé. Place aux jeunes !

Cette femme blonde de 42 ans au bagou inextinguible, dotée d’un immense culot et d’une incontestable maestria télévisuelle (son récent passage dans «A vous de juger» a pulvérisé la vacillante Rachida Dati), peut faire un gros carton en 2012.

Les circonstances jouent nettement en sa faveur : faiblesse et division de ses adversaires de gauche comme de droite, paysage économique désastreux, sentiment confus que tout va de mal en pis. Une situation rêvée pour un parti protestataire.

Marine Le Pen apporte, dans la plupart des cas, de mauvaises réponses aux questions pressantes qu’elle soulève. Mais, dans le personnel politique français, elle est la seule à se faire entendre haut et fort. En 2012, prévoyez du grabuge.

samedi 11 décembre 2010

De la légèreté des télégrammes diplomatiques (français)


Le grand public découvre l’existence des télégrammes diplomatiques par le biais de la publication massive de documents de ce type sur Wikileaks. L’Australien Julian Assange a propagé sur son site 250.000 télégrammes d’origine américaine, des messages envoyés par les missions diplomatiques des Etats-Unis aux fonctionnaires du Département d’Etat à Washington. En version imprimée, ces télégrammes pèseraient 10 tonnes de papier.

Pour avoir un peu fréquenté la diplomatie française en action à l’étranger, je me marre.

Je me souviens notamment d’un diplomate désemparé me téléphonant un jour où il devait rédiger un télégramme sur les forces en présence dans une assemblée locale dépendant de sa zone d’influence. Panique du diplomate sur un sujet dont il ignorait tout. Il faisait appel à un journaliste en poste depuis longtemps dans ce secteur (moi !) pour l’informer. Je lui répondis que j’avais quelques informations très vagues sur cette assemblée locale dont je ne me préoccupais guère. Je lui fis remarquer que le sort de cette assemblée locale n’avait, selon moi, aucune influence réelle sur le cours des affaires du monde. Mais le diplomate devait impérativement rédiger ce télégramme. Je lui ai donné quelques pistes. Je parie que ce télégramme a échoué, sans être lu, dans une vaste poubelle du Quai d’Orsay. Une poubelle que Julian Assange ne se donnera sûrement pas la peine d’aller fouiller.

Je me souviens aussi d’un déjeuner mémorable (payé par la République Française, merci à elle) avec une diplomate française en poste au sud d’un grand pays où j’ai longtemps été journaliste. Au cours de ce déjeuner, en présence d’un confrère qui peut encore témoigner, cette diplomate a surtout évoqué devant nous le réfrigérateur défectueux de sa résidence. Elle nous a incidemment révélé qu’elle n’avait jamais eu de contact direct avec les acteurs principaux de la vie politique et sociale dans la zone géographique où elle était en poste. Des personnalités influentes que mon confrère et moi avions rencontrées en moins de trois jours de reportage dans la région. Je n’ose imaginer la teneur des télégrammes rédigés et envoyés à Paris par cette diplomate !

dimanche 5 décembre 2010

Wikileaks, la Stasi, la dépêche d'Ems et la langue d'Esope


Tout ce qui est excessif est insignifiant, dit-on. Hier matin, sur une radio nationale, une éditorialiste chevronnée a déclaré : «Internet, c’est la Stasi en pire». Il faudrait demander aux anciens dissidents de la RDA ce qu’ils pensent de cette comparaison. La Stasi, la police politique de l’Allemagne de l’Est communiste, n’était pas une bande de boy-scouts. C’était une organisation implacable au service d’une dictature. Il est indécent d’évoquer la Stasi avec une telle légèreté. Bientôt, dira-t-on que Pol Pot était un aimable despote ?

Si de tels parallèles affleurent, c’est qu’Internet fait peur à ceux qui n’ont pas encore compris la nature de la toile mondiale.

Internet, finalement, c’est la langue d’Ésope. Cet écrivain grec (du VIIème et VIème siècles avant JC) a démontré, par une fable célèbre, que la parole était à la fois et la meilleure des choses. Esope était esclave. Son maître lui demande d'aller acheter, pour un banquet, la meilleure des nourritures et rien d'autre. Ésope ne ramène que des langues : entrée, plat, dessert, il n’y a que des langues ! Les invités au début se régalent puis sont vite dégoûtés. « Pourquoi n'as tu acheté que ça ?» demande le maître. Esope répond : «La langue est la meilleure des choses. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, avec elle on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées...» Le maître ordonne : «Achète moi pour demain la pire des choses, je veux diversifier les plats et les mêmes invités seront là.» Ésope achète encore des langues. Il s’explique : «La langue, c'est la pire des choses, la mère de tout les débats, la nourrice des procès, la source des guerres, de la calomnie et du mensonge.»

Sur Internet, on trouve tout autant le meilleur et le pire, chacun le sait désormais (mais peut-être pas l’éditorialiste de radio que j’ai entendue hier matin).

Le déferlement massif des documents diffusés sur Internet cette semaine par le site Wikileaks est un nouvel objet de réflexion. J’évoque ici cette montagne de télégrammes diplomatiques américains qui n’étaient pas destinés à la publication. Bénéficiant d’une fuite solide, Wikileaks a ouvert les vannes et a déversé ce tombereau de documents sur Internet.

Depuis quelques jours, plusieurs grands journaux occidentaux (dont «Le Monde») ‘digèrent’ cette masse d’informations disparates et s’efforcent de les mettre progressivement en perspective. La matière première est riche et abondante. On y trouve des banalités bien connues sur les relations internationales mais aussi des révélations parfois piquantes.

Les diplomates américains, en poste dans le monde entier, écrivent sans détour à leur administration centrale à Washington. Leurs télégrammes contiennent des observations franches et pertinentes et certaines naïvetés. Le style est assez plat. On aurait du mal à trouver dans le courrier des ambassades américaines d’aujourd’hui la plume d’un Paul Claudel ou d’un Saint-John Perse qui furent jadis d’élégants diplomates lettrés au service de notre République.

La publication par Wikileaks de ces nombreux documents est accueillie avec effroi par certains beaux esprits qui se drapent dans une dignité ridicule. Ces beaux esprits ont la mémoire courte.

Le journalisme s’abreuve aux fuites, à toutes les fuites. La presse a pour mission de dire ce que le grand public ne sait pas. Il faut le faire avec discernement et sérieux, mais rien dans une démocratie ne peut et ne doit être caché.

Bob Woodward et Carl Bernstein, deux jeunes reporters du «Washington Post», ont déclenché le Watergate et la chute de Richard Nixon en 1974 grâce à une fuite célèbre, la fameuse «gorge profonde». Internet n’existait pas.

Quelques années plus tôt, en 1971, le «New York Times» a publié les légendaires «Pentagon papers», 7000 pages qui décrivaient en détail l’engrenage qui a plongé les Etats-Unis dans la guerre du Vietnam. Ces documents explosifs avaient été transmis clandestinement par Daniel Ellsberg, un ancien analyste de la RAND Corporation avec l'aide de son ami Anthony Russo. Là encore, c’est une fuite qui a permis aux journalistes du «New York Times» de révéler la vérité sur cette guerre. Et toujours pas d’Internet.

En France, en 1985, l’affaire «Greenpeace» (l’attentat contre le 'Rainbow Warrior' en Nouvelle-Zélande) a été révélée peu à peu aux lecteurs, aux auditeurs et aux téléspectateurs par les journalistes (dans «Le Monde» et «Le Canard Enchaîné» principalement) grâce à des fuites multiples émanant surtout des services secrets français. Internet a un alibi : il ne fonctionnait pas encore.

Ceux qui s’offusquent des fuites qui ont alimenté aujourd’hui Wikileaks font preuve d’une indignation sans fondement. L’outil Internet ne change rien. Internet est juste un véhicule nouveau qui permet de propager très vite et partout une grande quantité de données. Mais le principe de la circulation de l’information reste identique : la fuite d’une information importante vers les médias qui vérifient la portée et la pertinence du contenu et qui informent le grand public.

Dans cette trajectoire, les dangers existent toutefois. Il faut agir avec prudence et précision. La publication maladroite d’un télégramme diplomatique par la presse a déclenché une guerre, celle de 1870. C’est l’histoire de la dépêche d’Ems.

Un télégramme venant de la ville d’Ems et rédigé par le Prussien Bismarck avait été transmis à la presse. L’agence Havas (lointain ancêtre de l’AFP) a diffusé le texte aux journaux français, avec une grossière erreur de traduction perçue comme vexatoire et infâmante pour l’opinion et le gouvernement français. La France déclara la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870.

Les télégrammes diplomatiques circulent depuis l'Antiquité entre les ambassades et les gouvernements. Parfois, ils sont interceptés et publiés. Si la presse les publie correctement, il n’y a rien à redire. La dépêche d’Ems, diffusée sans précaution et vérification par l’agence Havas, a déclenché une guerre. En 1870, Internet n’existait pas encore, loin de là.

Les milliers de télégrammes révélés par Wikileaks, propagés par Internet, sont actuellement décryptés par des journalistes avisés et compétents. Ces publications ne devraient pas mettre le feu aux poudres, même si les prochaines réunions internationales risquent d’être un peu crispées.

On sera loin tout de même de l’ambiance d’une séance d’interrogatoire de la Stasi...