"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

dimanche 5 décembre 2010

Wikileaks, la Stasi, la dépêche d'Ems et la langue d'Esope


Tout ce qui est excessif est insignifiant, dit-on. Hier matin, sur une radio nationale, une éditorialiste chevronnée a déclaré : «Internet, c’est la Stasi en pire». Il faudrait demander aux anciens dissidents de la RDA ce qu’ils pensent de cette comparaison. La Stasi, la police politique de l’Allemagne de l’Est communiste, n’était pas une bande de boy-scouts. C’était une organisation implacable au service d’une dictature. Il est indécent d’évoquer la Stasi avec une telle légèreté. Bientôt, dira-t-on que Pol Pot était un aimable despote ?

Si de tels parallèles affleurent, c’est qu’Internet fait peur à ceux qui n’ont pas encore compris la nature de la toile mondiale.

Internet, finalement, c’est la langue d’Ésope. Cet écrivain grec (du VIIème et VIème siècles avant JC) a démontré, par une fable célèbre, que la parole était à la fois et la meilleure des choses. Esope était esclave. Son maître lui demande d'aller acheter, pour un banquet, la meilleure des nourritures et rien d'autre. Ésope ne ramène que des langues : entrée, plat, dessert, il n’y a que des langues ! Les invités au début se régalent puis sont vite dégoûtés. « Pourquoi n'as tu acheté que ça ?» demande le maître. Esope répond : «La langue est la meilleure des choses. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, avec elle on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées...» Le maître ordonne : «Achète moi pour demain la pire des choses, je veux diversifier les plats et les mêmes invités seront là.» Ésope achète encore des langues. Il s’explique : «La langue, c'est la pire des choses, la mère de tout les débats, la nourrice des procès, la source des guerres, de la calomnie et du mensonge.»

Sur Internet, on trouve tout autant le meilleur et le pire, chacun le sait désormais (mais peut-être pas l’éditorialiste de radio que j’ai entendue hier matin).

Le déferlement massif des documents diffusés sur Internet cette semaine par le site Wikileaks est un nouvel objet de réflexion. J’évoque ici cette montagne de télégrammes diplomatiques américains qui n’étaient pas destinés à la publication. Bénéficiant d’une fuite solide, Wikileaks a ouvert les vannes et a déversé ce tombereau de documents sur Internet.

Depuis quelques jours, plusieurs grands journaux occidentaux (dont «Le Monde») ‘digèrent’ cette masse d’informations disparates et s’efforcent de les mettre progressivement en perspective. La matière première est riche et abondante. On y trouve des banalités bien connues sur les relations internationales mais aussi des révélations parfois piquantes.

Les diplomates américains, en poste dans le monde entier, écrivent sans détour à leur administration centrale à Washington. Leurs télégrammes contiennent des observations franches et pertinentes et certaines naïvetés. Le style est assez plat. On aurait du mal à trouver dans le courrier des ambassades américaines d’aujourd’hui la plume d’un Paul Claudel ou d’un Saint-John Perse qui furent jadis d’élégants diplomates lettrés au service de notre République.

La publication par Wikileaks de ces nombreux documents est accueillie avec effroi par certains beaux esprits qui se drapent dans une dignité ridicule. Ces beaux esprits ont la mémoire courte.

Le journalisme s’abreuve aux fuites, à toutes les fuites. La presse a pour mission de dire ce que le grand public ne sait pas. Il faut le faire avec discernement et sérieux, mais rien dans une démocratie ne peut et ne doit être caché.

Bob Woodward et Carl Bernstein, deux jeunes reporters du «Washington Post», ont déclenché le Watergate et la chute de Richard Nixon en 1974 grâce à une fuite célèbre, la fameuse «gorge profonde». Internet n’existait pas.

Quelques années plus tôt, en 1971, le «New York Times» a publié les légendaires «Pentagon papers», 7000 pages qui décrivaient en détail l’engrenage qui a plongé les Etats-Unis dans la guerre du Vietnam. Ces documents explosifs avaient été transmis clandestinement par Daniel Ellsberg, un ancien analyste de la RAND Corporation avec l'aide de son ami Anthony Russo. Là encore, c’est une fuite qui a permis aux journalistes du «New York Times» de révéler la vérité sur cette guerre. Et toujours pas d’Internet.

En France, en 1985, l’affaire «Greenpeace» (l’attentat contre le 'Rainbow Warrior' en Nouvelle-Zélande) a été révélée peu à peu aux lecteurs, aux auditeurs et aux téléspectateurs par les journalistes (dans «Le Monde» et «Le Canard Enchaîné» principalement) grâce à des fuites multiples émanant surtout des services secrets français. Internet a un alibi : il ne fonctionnait pas encore.

Ceux qui s’offusquent des fuites qui ont alimenté aujourd’hui Wikileaks font preuve d’une indignation sans fondement. L’outil Internet ne change rien. Internet est juste un véhicule nouveau qui permet de propager très vite et partout une grande quantité de données. Mais le principe de la circulation de l’information reste identique : la fuite d’une information importante vers les médias qui vérifient la portée et la pertinence du contenu et qui informent le grand public.

Dans cette trajectoire, les dangers existent toutefois. Il faut agir avec prudence et précision. La publication maladroite d’un télégramme diplomatique par la presse a déclenché une guerre, celle de 1870. C’est l’histoire de la dépêche d’Ems.

Un télégramme venant de la ville d’Ems et rédigé par le Prussien Bismarck avait été transmis à la presse. L’agence Havas (lointain ancêtre de l’AFP) a diffusé le texte aux journaux français, avec une grossière erreur de traduction perçue comme vexatoire et infâmante pour l’opinion et le gouvernement français. La France déclara la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870.

Les télégrammes diplomatiques circulent depuis l'Antiquité entre les ambassades et les gouvernements. Parfois, ils sont interceptés et publiés. Si la presse les publie correctement, il n’y a rien à redire. La dépêche d’Ems, diffusée sans précaution et vérification par l’agence Havas, a déclenché une guerre. En 1870, Internet n’existait pas encore, loin de là.

Les milliers de télégrammes révélés par Wikileaks, propagés par Internet, sont actuellement décryptés par des journalistes avisés et compétents. Ces publications ne devraient pas mettre le feu aux poudres, même si les prochaines réunions internationales risquent d’être un peu crispées.

On sera loin tout de même de l’ambiance d’une séance d’interrogatoire de la Stasi...

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