Le texte ci-dessous est un cri. "Un cri venu de l'intérieur", comme le dit Lavilliers dans une de ses chansons. Venu de l'intérieur des médias français. L'auteur de ces lignes pertinentes comme des flèches est un homme intègre, intelligent, un grand professionnel. Il n'est plus dans le doute. Il est dans le désarroi. Il m'a autorisé à reproduire son témoignage lucide et implacable. Il nous dit : "j'ai besoin de votre aide". Quelle est notre réponse ?
JE NE SUIS PAS JOURNALISTE.
JE SUIS PIRE.
J'AI BESOIN DE VOTRE AIDE.
Bonjour.
Je travaille depuis presque 10 ans au sein d'un des plus grands médias de France. Je suis chargé de ce qu'on appelle la valorisation marketing de notre information. J'ai participé à la création de ce poste et depuis j'en assume seul la charge sous l'autorité de la direction de l'information. Je n'agis pas sur le contenu éditorial de la chaîne. Mon rôle consiste principalement à véhiculer à nos fidèles un message précis : "Continuez de nous écouter parce que nous sommes les meilleurs pour vous offrir l'information que vous attendez". Je suis chargé de rassurer l'Opinion sur le fait qu'elle est le moteur de notre info. Je suis, parait-il, très doué. Bref, j'étais insouciant et heureux … jusqu'à cette matinée du 7 janvier.
D'abord il y eu l'annonce. Puis la cohue dans la rédaction. Dans l'excitation, tout le monde parlait de barbus, d'islamistes. 11h55. Sans réfléchir, outrepassant mes responsabilités parce que sachant que ce serait toléré, à un cadre de la rédaction qui disait "encore ces maudits barbus", je répondis : "Breivik n'était pas barbu". Dans le regard qu'il me lança, il n'y avait ni colère, ni mépris, mais une sorte de vide, comme un désespoir. C'est là, je crois, que j'ai compris clairement pour la première fois qu'un mal nous rongeait. Je les laissais travailler. Je décidais, parce que c'est ma manière de gérer mes émotions, de me poser et d'analyser ce que je voyais pour tenter de comprendre. C'est ce que je fais encore aujourd'hui.
Cette semaine, je nous ai vus faire d'un fabuleux slogan publicitaire, créé par un journaliste / Directeur artistique (sic), un mot d'ordre mondial. C'est la force du marketing. En vidant les mots de leur sens, il leur permet de devenir fédérateur et de toucher le plus grand nombre. L'autre face du marketing, la sombre, c'est qu'en vidant les mots de leurs sens, les seules armes que nous ayons réellement contre la barbarie deviennent inopérantes. Déjà, nous nous divisons sur ce qui nous unissait il y a si peu de temps. "Je suis l'informatique", dit le premier. "Moi aussi ! Mac Ou PC ?" répondra le deuxième.
Cette semaine, je nous ai vus faire de tweets, ces flocons de neige numérique, de véritables avalanches médiatiques sans nous apercevoir que nous avions, nous même, rassemblé la neige puis poussé la boule dans la pente. Une fois la taille critique atteinte, plus personne ne pourra l'ignorer. Dans l'espace-temps infini d'internet, il faut en permanence une info pour remplir le vide se créant perpétuellement. Dans ces conditions, choisir, donc renoncer, est une épreuve. Hiérarchiser devient un non-sens. Sur le fil d'actu, seule la chronologie n'a de place. Et puis, comment hiérarchiser ce qui sera partagé, ou pas, par nos internautes, nouveaux rédacteurs en chef de leurs média personnels et mondialisés.
Cette semaine, j'ai vu le tweet d'Alain Weil : "Record d'audience historique pour BFMTV avec 10.7% de PDA". J'ai vu l'indignation généralisée…en dehors de la bulle médiatique. A l'intérieur de la bulle, peu d'écho. Il n'y a d'ailleurs qu'un seul et unique site média (ces sites habituellement si prompt à relayer n'importe quel "dérapage" dans la tweetosphère) qui a repris l'information. Site que j'ai découvert à cette occasion, c'est dire sa faible notoriété. De l'intérieur de la bulle, à peine ai-je vu quelques-uns se dire que ce n'était pas très intelligent de le tweeter. Le faire, donc, mais ne pas le faire savoir. N'est-ce pas étrange de devoir garder pour nous ce qui fait notre fierté ? Puis, 3 jours plus tard, j'ai vu les communiqués des radios sortir pour se féliciter des audiences. Que ces radios soient privées ou publiques, pas de différence. Certes, il s'agissait des audiences de Novembre / Décembre. Pour Janvier, rendez-vous en Avril, le contexte sera apaisé, il ne devrait pas y avoir de remous à l'extérieur de la bulle. Les radios pourront à nouveau communiquer et elles aussi, se féliciter du travail accompli par leurs équipes pendant et après la crise du 07 janvier. Il en va ainsi dans toutes les rédactions, tous médias confondus. Les uns et les autres se réjouissent d'avoir été les meilleurs pour donner à nos cibles ce qu'elles attendaient permettant ainsi à nos audiences, nos tirages, nos nombres de visiteurs uniques "de battre des records historiques". Nous travaillons bien puisque nous faisons de l'audience. Il n'y a de toute façon pas d'autre critère objectif et chiffré pour juger de la qualité de notre travail. Alain Weil avait raison de se réjouir et de féliciter ainsi ses équipes.
Tout est là. La presse indépendante n'est pas une réalité, c'est une utopie pour laquelle il faut perpétuellement se battre. Chacun d'entre nous y pense, plus ou moins selon son degré de résignation, d'inconscience ou, extrêmement rarement, de cynisme. Encore faut-il prendre conscience de tous les pouvoirs susceptibles de nous enchaîner. Le pouvoir politique, c'est vrai. Le pouvoir de l'argent, c'est tout aussi vrai. Mais le fait de n'avoir comme seul critère de jugement objectif et chiffré, l'audience, le tirage, le clic ou le nombre d'abonnement met en péril ce que nous sommes. L’état de santé de Charlie Hebdo avant le 07 janvier l'illustre parfaitement. Ils n'avaient rien concédé de ce qui était leur raison d'être, ils allaient disparaitre faute de moyen d'exister.
Etre ainsi dépendants de l'opinion de nos cibles nous impose de lutter sans cesse pour ne pas céder à la tentation de privilégier nos moyens d'existence (l'audience et les revenus que nous en tirons) sur notre raison d'exister : informer le plus impartialement et précisément possible pour donner aux citoyens le pouvoir de comprendre l'extrême complexité du monde dans lequel nous vivons.
Problème : Pour être "percutant", "impactant", "concernant", "fédérateur" et "prendre des parts de marché "(le catalogue des néologismes marketing est infini), il faut faire simple et efficace, règle de base du marketing. Joachim Roncin, journaliste, d'ores et déjà publicitaire de l'année et désormais propriétaire de la marque déposée "Je suis Charlie" le résumait si bien sur RTL : "On m'a appris qu'au-delà de 8 mots, c'est pas la peine…". Caricature de l'époque qui en dit autant qu'un dessin de Cabu. Nous informons de moins en moins, nous "marketons" l'information pour atteindre nos cibles. Ainsi naissent et se multiplient les "raccourcis journalistiques" qu'on reproche tant au média. Dans l'exercice qui consiste à résumer un enjeu d'actualité en 20s pour faire une bande annonce, je suis d'ailleurs très souvent sollicité par mes collègues journalistes. Logique, je ne suis pas journaliste, je suis pire.
Face à cette situation, il ne reste que la responsabilité individuelle pour faire barrage à l'abandon de notre raison d'être au profit de nos moyens d'exister. Certains, trop rares, peuvent faire face. Les autres, trop nombreux, renoncent. Dans un monde de concurrence exacerbée et de précarité toujours plus grande, qui pourrait blâmer celui qui renonce ? Ceci est vrai cette semaine, l'était la semaine d'avant et le sera la semaine qui suivra. Le mouvement s'amplifiera inexorablement si nous ne faisons rien pour régler cet enjeu systémique. Les Etats-Unis, référence en tout pour l'occident, nous le montrent déjà. Pas uniquement avec Fox News, nous le savons.
Je n'ai pas les solutions pour changer et adapter à la réalité 2.0 le cadre de plus en plus mortifère dans lequel nous remplissons notre devoir d'informer. Ce n'est pas à moi seul de définir de nouvelles règles. Tout comme c'est n'est pas à nous seul, communauté médiatique, de les chercher. Je crois que notre responsabilité est d'accepter de mettre cette problématique structurelle dans les mains des citoyens. Nous seuls avons le pouvoir de le faire.
A l'heure où, après des années de colères intérieures, les Français se sont soulevés pour réclamer que notre République soit restaurée, peut-être même refondée. A l'heure où ils demandent que soit mieux protégé leur droit à la liberté, leur droit à la sécurité, leur droit à la justice, leur droit à l'éducation, ne restons pas sourd à leur demande, même non clairement verbalisée, d'améliorer leur droit à une information la plus indépendante et précise possible. Il s'agit, là aussi, de restaurer la confiance dans un pilier de notre démocratie.
Nous avons trop longtemps fermé les yeux sur ces enquêtes qui nous disent, années après années, l'extraordinaire défiance de nos concitoyens envers nous, les gardiens de cette liberté fondamentale. Nous avons le devoir de prendre conscience que c'est cette défiance qui pousse de plus en plus de personnes à chercher l'information ailleurs, certains faisant ainsi le premier pas sur la route qui mènent à l'embrigadement et à la haine. Nous avons le devoir d'accepter qu'il faut améliorer les règles qui nous encadrent pour répondre, à nouveau, aux légitimes attentes de nos concitoyens. Et nous avons le devoir de leur confier la responsabilité de ces choix structurants et fondamentaux car il s'agit leur liberté. Nous sommes citoyens. Nous participerons et animerons le débat. Ne pas le faire naître, le confisquer ou l'ignorer serait une trahison envers la démocratie commise par ceux qui en sont les gardiens.
Pour parvenir à cette prise de conscience, si brutale et si paradoxale soit elle pour nous tous, vous êtes une des rares personnes à qui j'ai osé m'adresser aussi franchement avec l'espoir que nous partagions ce constat. N'ayant pas l'ombre d'une idée pour inventer les outils qui permettrait la réalisation de ce projet ambitieux, j'ai besoin de votre aide.
Respectueusement.