Parmi les leçons à retenir de l’Histoire, il y a ce doute qui ne doit jamais nous quitter face aux hégémonies prétendant s’installer pour l’éternité.
Adolf Hitler affirmait que son IIIème Reich serait sans fin. Il a duré 12 ans. Le communisme, entre la révolution russe de 1917 et la chute du mur de Berlin n’aura résisté que 72 ans.
Et la dictature de la bagnole ? Bonne nouvelle, ça sent le roussi ! La voiture, un gros siècle, et c’est fini ? On a de bonnes raisons de l’espérer.
L’automobile (véhicule mobile sans traction extérieure) balbutie à la fin du XIXème siècle mais grandit et prospère au début du XXème siècle, notamment grâce à l’Américain Henry Ford.
Funeste invention, la pire de cette époque ! La voiture a perverti nos modes de vie, pollué nos villes et nos campagnes, défiguré les paysages, crétinisé des centaines de millions de conducteurs.
C’est la crise de 1929 aux Etats-Unis qui a fourni à la voiture son redoutable tremplin. Prenant le pouvoir en 1933, l’homme du « new deal », Franklin Delano Roosevelt lance ses grands travaux. Ils comprennent notamment la construction d’un réseau de routes et d’autoroutes : 30.000 kilomètres et 700 ponts. Ce réseau existe toujours. Roosevelt, dans cette période de crise, a cédé au lobby de la voiture, à Henry Ford et à ses concurrents de Detroit qui commencent à produire à la chaîne des voitures accessibles au grand public.
Roosevelt a sacrifié les transports en commun à la voiture individuelle. Il a signé son arrêt de mort au transport ferroviaire. C’est pourtant sur le chemin de fer que les Etats-Unis s’étaient construits et unifiés. Roosevelt a tout lâché à la bagnole. Au même moment ou presque (1936), Adolf Hitler lançait la « voiture du peuple » (la Volkswagen). L’automobile encombre la planète depuis cette époque : Hitler-Roosevelt, même combat !
Par chance, nous sommes en train d’assister, non pas à la mort de la voiture, mais au moins au début de son agonie. Le phénomène est fort bien décrit dans cette tribune signée par Pascal Bruckner dans le journal ‘Le Monde’.
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La voiture : panne de libido ?
par Pascal Bruckner
Ce sont des milliers de carcasses neuves qui, partout en Europe et en Amérique, s'alignent sur des parkings, sous des hangars et attendent en vain un acheteur. Rien à voir avec les classiques cimetières de voitures, amas de tôles froissées, de châssis défoncés pourrissant dans une friche, tel le mythique Cadillac Ranch, sur la Route 66 aux Etats-Unis, monolithes de métal peinturlurés, fichés dans le sable du désert californien. Ceux-ci témoignaient de la vitalité d'une industrie qui semait derrière elle ses déchets.
Les cimetières d'aujourd'hui incarnent une panne du système. La crise accélère une désaffection grandissante envers l'automobile. Les 4 × 4 gourmands sont dénoncés aux Etats-Unis par les groupes évangélistes qui voient en eux les symboles d'une arrogance contraire aux enseignements du Christ ! Partout les grands constructeurs ferment des usines, réduisent la production, se déclarent en faillite, licencient à tour de bras. Fin d'un objet fétiche qui fut le héros du XXe siècle et créa dans son sillage tant de chefs-d'oeuvre, de petites merveilles de la mécanique.
Trois raisons expliquent cet abandon : l'automobile a incarné longtemps un rêve de liberté, celle de circuler à sa guise. Pour un monde longtemps immergé dans la ruralité, figé dans le temps et l'espace, elle parut un miracle. Rouler des nuits entières, partir sur un coup de tête, traverser la France, l'Europe, avaler des kilomètres pour le plaisir, ne dépendre de personne, tel est, tel fut l'attrait de ce moyen de transport. Personnalisation quasi érotique de la voiture, maison roulante que l'on emportait partout avec soi, incarnation sur roues de votre singularité. Ce rêve s'est écroulé lentement avec l'engorgement des villes, des routes, des autoroutes : si chaque Français, Belge, Américain possède son véhicule, il sera peut-être un heureux propriétaire mais il ne pourra plus circuler.
L'effet démultiplicateur de la démographie périme le droit à la mobilité. Merveilleuse tant qu'elle était réservée à une minorité, la voiture, popularisée, se transforme en cauchemar, fait de chaque conducteur le prisonnier de son véhicule, dispendieux qui plus est. Fin de la vitesse, généralisation de l'embouteillage, de l'accident dont témoignent tant d'oeuvres littéraires ou cinématographiques.
"Démocratie, a très bien dit l'écrivain Roberto Calasso : l'accession de tous à des biens qui n'existent plus." Ajoutons à ce discrédit le renchérissement des coûts du pétrole et surtout l'anathème porté par le discours écologiste sur cette industrie, polluante et encombrante. Symbole d'affranchissement, la voiture est devenue symbole d'aliénation et d'inertie. Le bolide qui dévorait l'espace s'est enlisé dans une coagulation généralisée. La merveilleuse auto s'est transformée en bagnole, poubelle bruyante dont on se détourne avec horreur.
Il ne s'agit pas d'une simple mise au régime, d'une diète provisoire avant de reprendre l'orgie : c'est vraiment la conclusion d'un cycle. Bien sûr, on construira toujours des voitures, mais propres, électriques, petites, n'émettant aucun gaz carbonique et rechargeables sur des prises à haut débit. La Californie commercialise depuis quelques années le Tesla Roadster, une décapotable propre, plébiscitée par les stars, et Bertrand Delanoë lancera bientôt à Paris un système Auto-lib' sur le modèle du Velib' : de petits véhicules électriques empruntables à l'heure ou à la journée. Nous serons tous des "écocitoyens responsables", nous prendrons le bus, le tramway, le métro, nous cesserons de financer, par notre gloutonnerie de pétrole, des dictatures sanguinaires ou des régimes oppresseurs.
Mais qu'est-ce qu'une voiture qui n'est ni voyante, ni polluante, ni tapageuse ? Un moyen de transport, pas un objet de désir. L'écologie a raison, ce pourquoi elle ne suscitera jamais l'enthousiasme, puisque ses mots d'ordre sont l'économie, la privation, la précaution. Finie l'ostentation des cabriolets ou coupés qui écrasaient de leur luxe la piétaille humaine ; finis les exploits des amoureux de la vitesse qui jouissaient d'accélérations vertigineuses et flirtaient avec la mort à chaque virage.
Les anathèmes d'Ivan Illitch, André Gorz ou René Dumont n'y ont rien fait. Il a fallu une désertion globale pour que le rêve automobile perde de son lustre et que les ventes s'effondrent. Mais on ne tue jamais une passion sans lui en substituer une autre. Déjà nos rutilantes machines sont remplacées par les portables, les ordinateurs qui répondent au double principe d'indépendance et de locomotion : nous sommes partout sans bouger de chez nous, reliés à tous sans être avec personne.
A la place des monstres énergivores, les écrans ultraplats à fonctions multiples, dans un outil de quelques centaines de grammes. Nouveau paradigme qui fait basculer l'individu contemporain dans une ère inédite d'autosuffisance et de mobilité.
Ce n'est pas le marché qui agonise, c'est une forme dépassée du capitalisme qui disparaît parce qu'elle a cessé d'être désirable.
© Le Monde
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