Au milieu du brouhaha technologique de la production cinématographique à l’esbroufe qui encombre désormais les écrans, voici deux films spéciaux qui font de l’effet sans effets spéciaux et qui explorent de multiples dimensions sans lunettes 3D, avec relief. Deux films que j’ai vus l’un après l’autre.
Etrangement, ils n’en forment qu’un, malgré des contextes radicalement différents. Ils racontent, de part et d’autre de l’Atlantique, la même histoire : la fuite du temps, la difficulté de vivre, quelques petits bonheurs et, au passage, la vacuité de notre époque. Le «spleen» avait dit Baudelaire. Le spleen de notre nouveau millénaire.
Ces deux films sont «Another Year» du Britannique Mike Leigh et «Somewhere» de l’Américaine Sofia Coppola.
On pourrait presque inventer un titre commun : «Somewhere, another year». En français : «Quelque part, encore une année».
«Another Year» nous introduit dans la maison d’un couple de sexagénaires de la banlieue de Londres. Leur loisir favori : cultiver un petit jardin potager, au rythme très marqué des quatre saisons. C’est un couple banal mais uni. Ils s’aiment depuis toujours. Ils vivent dans le confort mais ne roulent pas sur l’or. C’est le mari qui fait la cuisine et il la fait très bien, avec les produits du jardin. Vaste et chaleureuse, la cuisine est le décor principal du film.
C’est là que passent et repassent les autres personnages. On y voit souvent une collègue de travail, une femme paumée, hystérique et frustrée, en mal d’amour. Parfois invité également dans la cuisine, un vieil ami à la dérive, affreusement seul, obèse et alcoolique. Le fils du couple vient plus rarement. C’est un trentenaire placide qui n’a toujours pas de fiancée. Mais, au fil des mois, ça va s’arranger.
Voilà pour le scénario : il n’y a pas de vrai début et pas de conclusion non plus. C’est une tranche de vie, un échantillon : une année, quatre saisons. On imagine que l’histoire va continuer avec les mêmes protagonistes après le générique de fin. Il n’y a que la mort qui, peu à peu, viendra à bout de ces existences ordinaires. Mike Leigh l’évoque d’ailleurs avec un décès, des funérailles et une crémation. N’allez pas croire que c’est un film misérabiliste et pessimiste. C’est une chronique du quotidien qui a souvent des allures de comédie servie par des interprètes inconnus ou presque, tous exceptionnels de justesse.
«Somewhere» nous plonge dans un univers complètement à l’opposé. Nous sommes au «Château Marmont», l’hôtel californien situé sur Sunset Boulevard, à West Hollywood. C’est la cage dorée des stars. Sofia Coppola nous avait déjà transportés dans un hôtel de luxe, à Tokyo, dans «Lost in translation». Un hôtel, c’est un lieu de passage, du provisoire. Rien à voir avec le cadre choisi par Mike Lee et sa maison londonienne, point d’ancrage et de stabilité.
Le personnage central de «Somewhere» est un acteur très célèbre, de la dimension de George Clooney. Tout le monde le connaît et le reconnaît à Los Angeles et dans le reste du monde. La réalisatrice n’a pas choisi une vedette trop connue pour l’incarner. Le rôle de l’acteur starifié est joué par l’excellent Stepen Dorff, encore loin actuellement du haut de l’affiche.
Dans le film, c’est un trentenaire riche et adulé mais c’est un homme désorienté. On le sait dès les premières images : pour tuer le temps entre deux tournages, il prend le volant de sa Ferrari pour pousser des pointes de vitesse dans le désert en revenant sans cesse à son point de départ. Il tourne des films et il tourne en rond.
Comme dans le film anglais, vous ne trouverez pas d’intrigue particulière, pas de rebondissements spectaculaires. Le personnage principal s’ennuie. Il se distrait en dépensant son argent. On sait ce que Blaise Pascal a dit des «distractions». L’acteur hollywoodien est jeune, beau, renommé. Mais sa vie est creuse.
La lueur de joie intervient avec l’apparition radieuse de sa fille de 11 ans. L’ex-compagne de l’acteur la lui confie pour une durée indéterminée. L’enfant, presque une jeune fille, s’installe à l’hôtel dans l’existence désœuvrée de son père. Un mot sur la jeune interprète, Elle Faning. A l’écran, elle est parfaite : espiègle, gracieuse, mélancolique et toujours belle.
Entre le père et la fille va s’installer une complicité inquiète et maladroite. Comme dans le film de Mike Leigh, on cuisine, car dans sa suite luxueuse de l’hôtel « Château Marmont », l’acteur dispose précisément d’une cuisine. Et c’est la fille qui mitonne pour sa star de papa des plats et des petits déjeuners savoureux. Comme dans le film de Mike Leigh, il n’y a ni début, ni épilogue. Et surtout pas de «happy end».
Sofia Coppola ne nous offre pas une œuvre facile d’accès. On retrouve chez elle l’exigence imposée par Antonioni, pour donner une référence commode. J’ai vu, pendant la projection, des spectateurs quitter la salle. J’en ai vu aussi déserter au bout d’une demi-heure pendant le film de Mike Leigh. N’espérez pas voir du cinéma de divertissement. C’est beaucoup mieux que cela.
Ce qui rapproche aussi ces deux films que tout sépare a priori, c’est leur rythme volontairement très lent. Les deux cinéastes prennent leur temps. Ils ne s’interdisent pas de présenter de longs plans fixes, sans dialogue. C’est tout le contraire de la culture du zapping et du montage saccadé des vidéo-clips. Notre époque pressée a peur du silence et des moments où, croit-on, il ne se passe rien. C’est pourtant dans ces moments-là qu’on peut faire passer beaucoup de choses. On retrouve des qualités similaires, la même intensité, dans le travail cinématographique accompli récemment par Xavier Beauvois dans «Des hommes et des dieux».
«Another Year», «Somewhere». En apparence, aucun rapport : un jardin potager et une maison de la banlieue de Londres face au clinquant du star-system d’Hollywood. Et pourtant, c’est la même réflexion sur le sens de la vie, sur les rapports humains et sur la solitude.
Dans le film anglais, cette solitude ne touche pas le couple de sexagénaires, aimants et apaisés. Mais tous les autres personnages en souffrent, à des degrés divers. Dans le film californien, l’acteur et sa fille, pourtant réunis, sont également très seuls.
Dans les deux films, au milieu de la monotonie, des larmes et de l’angoisse, surgissent pourtant des instants fugaces de gaieté ou de félicité, presque de plénitude. Des «épiphanies» telles que les définissait James Joyce.
L’écrivain irlandais a donné à ce mot un sens quasi mystique, en tout cas esthétique. L’épiphanie permet, selon Joyce, de transcender le réel. C'est l'irruption dans le champ de la conscience d'une expérience, d'un objet, d'une personne ou d'un fait quotidien sous une forme chargée d'émotion intense, susceptible d'ajouter de la valeur au monde. Ces épiphanies, souvent minuscules, ponctuent ces deux films.
Si nous y prêtons attention, ces épiphanies parsèment également nos vies. Il faut savoir les saisir. Elles permettent de surmonter la déréliction, propre à la condition humaine.
Vous choisirez votre définition de la déréliction, chrétienne ou sartrienne, avec ou sans Dieu.
Il n’y a pas de hasard. J’ai vu ces deux films l’avant-veille et la veille de la fête de l’Epiphanie célébrée aujourd’hui.
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